La démocratie naissante vire à la «médiocratie »
Le parcours démocratique est en mauvaise posture en Tunisie, et les risques
de perdre certains acquis sont importants
Jihen Mathlouthi
L’impatience des tunisiens se fait ressentir et les questions sur le destin de la démocratie née de la révolution en 2011 ressurgissent.
Offrant pour l’instant le seul exemple d’une réussite du printemps arabe, la Tunisie vit sous la pression du regard permanent du monde entier et de la responsabilité de représenter l’une des rares images positives du monde arabe.
L’impasse politique dans laquelle se trouve actuellement la Tunisie est- elle simplement une étape inhérente à la mise en place d’une jeune démocratie ou est-elle au contraire la preuve de problèmes structurels plus fondamentaux qui pourraient menacer sa démocratie?
C’est dans un contexte de tensions et d’incertitudes que le paysage politique de la Tunisie moderne se dessine lentement mais sûrement. Dans une période d’insécurité et d’instabilité, la transition démocratique n’est pas acquise, mais continue à se construire.
En effet, l’état d’instabilité et de décomposition totale de l’ensemble de la classe politique tunisienne, complique un peu plus le très difficile processus de transition démocratique en cours. Les bouleversements récents et continus au sein des partis et des blocs parlementaires annoncent une transformation imminente et imprévisible de la scène politique nationale. Ce qui pourrait devenir une donnée importante et déterminante dans toute entreprise de changement à venir. On le sait, dans un état de délabrement total, tout devient possible.
L’avènement d’une démocratie digne de ce nom dépend d’abord de la volonté des citoyens et de la qualité de ceux censés les représenter. Certes, il n’existe pas d’homme providentiel. On peut malgré tout s’interroger sur la maturité politique des acteurs de l’échiquier politique actuel.
Le fossé s’est creusé entre la classe politique et le peuple souverain : la première semble déconnectée et incapable de répondre aux préoccupations du second.
Le spectacle offert par les débats au sein de l’ ‘Assemblée des représentants du peuple (ARP) ou sur les plateaux télévisés laisse perplexe, dubitatif.
L’incompétence des uns pour gouverner un État moderne n’a d’égale que le défaut de dignité des autres. Malgré une tentative de restauration du volontarisme politique par l’action du gouvernement actuel la classe politique du nouveau régime est d’ores et déjà accusée d’incompétence, d’impuissance et d’immoralité. Bien ancrée dans les consciences citoyennes, cette chaîne de présomptions négatives nourrit le spectre d’un fort taux d’abstentionnisme.
Le système représentatif est censé correspondre à l’idéologie de la méritocratie républicaine et à sa conception de l’égalité. L’histoire de la démocratie est marquée par la consécration d’un système représentatif reposant sur la délégation de la souveraineté et le « gouvernement par une minorité ».
Or l’élection ne semble plus légitimer à elle seule ce principe : l’élite élue doit répondre aux besoins et intérêts des citoyens. Faut-il le rappeler, la démocratie est souvent définie à partir de la célèbre formule: « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Pourtant, une idée s’est imposée : l’exercice du pouvoir ne peut être assumé de manière spécialisée et efficace que par une ou plusieurs élites. Or cette élite demeure introuvable. C’est plutôt le mot « médiocre » qui vient à l’esprit lorsque les citoyens sont appelés à qualifier leurs représentants ou ceux qui rêvent de le devenir.
Il se peut donc que l’impasse politique actuelle reflète ces menaces plus profondes, ou du moins déclenche encore plus de méfiance, qui pourrait à son tour saper la démocratie. Cette méfiance de la population constitue donc un obstacle majeur à l’instauration d’une démocratie.
Au niveau institutionnel toutefois, la cause immédiate de l’incapacité à former un gouvernement tient à l’éclatement des partis à l’Assemblée.
Le processus démocratique est déjà difficile en soi, et cette fragmentation et division profonde complique d’autant plus ce processus. Cependant, une telle fragmentation n’est pas intrinsèquement dangereuse pour la démocratie. Au contraire, le pluralisme et l’existence de partis variés lui sont indispensables. La prééminence des intérêts particuliers sur l’intérêt général, risque de faire retomber le pays dans un système autocratique.
D’autant plus, une démocratie naissante comme la nôtre est à ce stade encore trop fragile. Elle peut de nouveau vaciller. Les connexions entre l’argent sale, l’administration profonde, les officines parallèles qui se nichent dans les articulations de l’État, ainsi que de pseudo-médias, font que la menace d’un retour en arrière n’est pas exclue. Certes, une démocratie ne peut pas survivre dans un système où la corruption risque de métastaser. Mais nous pouvons toujours y remédier en attaquant les causes profondes, c’est-à-dire un système corrompu, voire mafieux. Ainsi, la situation en Tunisie constitue donc peut-être un autre symptôme de la crise mondiale de la démocratie.
Pour échapper à la médiocrité ambiante, et que la démocratie naissante ne vire pas à la «médiocratie », les hommes politiques sont appelés à élever leur niveau de compétence et de dignité morale. Il faut savoir reconnaître ses propres limites capacitaires et se former. Le sens des responsabilités c’est aussi faire acte d’humilité et prendre le temps de s’élever au niveau de ses ambitions personnelles, dans l’intérêt supérieur du pays.
Enfin, le simple citoyen n’est pas dénué de toute responsabilité. Il ne saurait se complaire dans une posture passive qui consisterait à être un simple spectateur de la scène politique. Sa responsabilité consiste aussi à prendre part activement à la démocratie balbutiante en refusant la facilité de l’abstention.
A vrai dire, que l’absence d’un organe chargé d’assurer la primauté effective de la constitution, norme suprême dans une démocratie, met en péril le devenir démocratique de la Tunisie. Censée être opérationnelle depuis 2015, la Cour constitutionnelle tunisienne attend toujours que ses postes soient pourvus pour pouvoir se mettre en marche. La question est hautement politique car cette instance devra trancher sur des sujets de société épineux et jouer le rôle d’arbitre de l’exécutif.
La Cour constitutionnelle est essentielle, c’est une instance majeure de l’État de droit. C’est bien pour cela qu’elle est inscrite dans la loi fondamentale. Elle est un garant et un recours pour le citoyen, dont elle protège les droits et libertés en veillant aussi au respect de la répartition du pouvoir. Son champ est plus large et important que celui d’une instance provisoire, et va bien au-delà d’un simple contrôle de la constitutionnalité des lois. La cour, c’est la bouche de la loi qui va trancher les litiges sociétaux.
Le grotesque acharnement de certains à faire capoter le projet porte un coup, un autre, à la crédibilité de ceux là-mêmes qui croient se jouer impunément des institutions de la démocratie que le peuple réclame. Sur le plan intérieur cela va conduire le pays à prendre des mesures d’exception encore plus drastiques et liberticides par rapport à des adversaires toujours plus flous. Pour finalement mettre entre parenthèse ce qui est si insupportable pour les gens de pouvoir, la démocratie.
Bref, la démocratie n’est pas un modèle qu’il s’agit de copier, mais un objectif qui doit être atteint par tous les peuples et assimilé par toutes les cultures ; elle a besoin des citoyens qui, en la vivant en eux, la font vivre pour tous.