Hedi Megdiche coronapolis
Journal d’un confiné au bord de mer
Vendredi 17 avril 2020
Qu’il est moche le masque qui cache ton sourire, rend ta parole inaudible et te fait transpirer !
Courses terminées, retour à la base avec le protocole de lavage des mains au savon, avant même de pénétrer à l’intérieur de la petite maison bleue, située à cinquante mètres du bord de mer de Sidi Mansour.
Marcher, marcher est un luxe que ne connaissent que les fuyants de la ville.
Une flânerie le matin, une virée à la tombée du jour, unique sport qui devient, avec la lecture, un autre rituel préféré. Marcher me permet de mettre de l’ordre dans les idées, d’être plus proche de moi-même. Seul face à mes projets avortés comme à mon désir d’en planifier d’autres…
Le long de la plage déserte, sauf d’une colonie de flamands et de mouettes
égarées, je garderai dans l’esprit, comme dans la mémoire de mon smartphone, des images pas très sympathiques. Des carcasses, des membres et des boyaux de tortues adultes qui jonchent le sol, témoignant d’un crime abject commis probablement.
Aujourd’hui de bonne heure ou hier soir. Face à une maison abandonnée, partie en ruine, l’épave d’une felouque, puis quatre carcasses, quatre tortues décapitées, désossées, démembrées pour quelques kilos de viande. Une chair à laquelle on accorde une quelconque vertu thérapeutique et même aphrodisiaque !
Qui s’inquiètera de ce forfait ? Faut-il le juger ? Faut-il faire semblant de ne pas voir ? Pourquoi ne pas publier mes photos sur les réseaux sociaux et ameuter les défenseurs de la nature, nombreux mais frustrés face à l’inaction des pouvoirs publics ? À quoi me servira de crier scandale au moment où notre mer est éventrée tous les jours, où nos richesses sont spoliées, dilapidées, au vu et au su de tout le monde ?
Je présume que ces tortues ont servi d’amuse-gueule, de "kémia" pour qu’une horde de cannibales insensés, fasse bombance. Même en période de confinement, rien ne semble bousculer leur rituel de beuverie. Ici, on se saoule tous les après-midi, été comme hiver, sans aucune autre forme de divertissement… De loin, on entend les éclats de rire, des voix graves, devenues rauques à force de boire et de fumer.
ça chante, ça jase, ça parjure jusqu’à la dernière goutte. Chez nous, le vin coule à flot, la bière aussi. Détestant le plastic, il m’arrive de ramasser quelques-unes de ces bouteilles, de couleur vert olive foncé, pour préserver pendant des mois, l’arôme de l’eau de rose que maman aimait distiller. Joli recyclage de ces jolies fioles qui jonchent la plage, comme seul témoin de ces cercles qui se nouent et se dénouent au fil des saisons, des années, des mois, accompagnant plusieurs projets dont celui d’oublier qu’on boit…
Du côté des autorités, aucune politique pour accompagner les enfants des
saoulards pour les empêcher de prendre la relève.
Boire est une habitude que l’on se transmet de père en fils, d’une génération à une autre. Pas de maison de jeune, pas de maison de culture. Pas de scout, aucun organisme qui vienne réunir une jeunesse laissée en friche, au gré du vent et dont le seul souci est de gagner la rive nord de la méditerranée : Lampedusa, l’Italie, puis
la France, l’Allemagne, la Belgique… Parmi ces jeunes qui franchissent le large, nombreux ont péri, certains ont été rapatriés. Malgré le danger de mort, ils reviennent à la charge, bravant la mort qui guette…Rabiaâ passe ses journées à glaner les algues, varech dont le vert éclatant vire, au contact de l’air et des rayons de soleil, au marron puis au noir. La récolte est
bonne cette année, mais prématurée à force de racler le fonds marin. Profitant de la marée basse, accompagnée de sa charrette, la glaneuse sillonne le rivage, en un constant aller-retour, ramassant les cheveux d’une mer dégarnie. Elle les fait sécher près de chez elle pour les vendre aux bucherons qui viennent parfois de loin…
Curieuse de me voir prendre des photos, Rabiaâ m’interpelle pour me faire part de son inquiétude. Ça fait six mois que son fils, parti il y a deux ans, n’a pas téléphoné.
Or, Walid n’a pas l’habitude de téléphoner voulant rompre le cordon pour toujours…
Deux jours après, elle me confie que le fils prodige purge une peine de prison. Elle ignore pourquoi mais garde une bizarre conviction. La prison est peut-être le refuge qui protègera Walid contre ce mal qui frappe, de plein fouet, l’Italie…
Malgré ses soixante-dix ans, elle démultiplie ses ex-voto pour Sidi Mansour. Bien que pratiquante, la maman croit fermement au miracle des Sidi. Elle attend leur moindre signal… Un simple rêve est un signe de l’au-delà, la promesse d’un coup de fil, d’un messager porteur de bonnes nouvelles. De retour ou non, peu importe ! L’essentiel est qu’il soit en vie. Convaincue d’avoir enfanté un homme, un vrai marin, elle ne manifeste aucun remords pour l’affaire de braquage dont il fut inculpé à quelques kilomètres de chez eux. Radin, le chauffeur de taxi qui ne voulait pas payer de quoi
s’offrir une ripaille des bords de mer, a porté plainte.
Même si le père Rebah a voulu rembourser la somme confisquée, la partie
civile, elle, ne recule pas devant ce genre de crime devenu fréquent. Verdict: huit mois de prison avec sursis…
Walid n’avait pas d’autre choix que celui de partir. C’est une question
d’honneur, honneur de marins !
Extrait du
CORONAPOLIS, Journal d’un confiné au bord de mer
Tenu par Hedi MEGDICHE