Cher Professeur et ami Arselène Ben Farhat
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article sur la condition du livre en Tunisie. Je partage parfaitement votre inquiétude quant à la situation actuelle de l’édition, frappée de plein fouet par un laisser-aller général.
Permettez-moi de vous interpeller pour conduire avec vous un entretien que nous publierons dans La Gazette du Sud puis sur le Net. Nous allons évoquer avec vous la crise qui a touché l’école, la culture et le livre.
Je rappelle d’abord à nos lecteurs que vous êtes professeur universitaire à la FLSHS, parti à la retraite mais toujours actif puisque vous êtes recruté comme Maître assistant contractuel à l’Institut Supérieur des Langues de Gabès (Université de Gabès) où vous continuez à enseigner la stylistique, la littérature et la civilisation françaises et où vous dirigez des mémoires de Mastère. Vous êtes également membre actif au Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Discours, Art, Musique et Economie (LARIDIAME) qui est dirigé par le Professeur Mustapha Trabelsi. Vous êtes l’organisateur de certains colloques internationaux comme « L’auteur en observateur et commentateur de son discours : la question du métadiscours » dont les actes vont être publiés au cours de ce mois (septembre 2020). Vous avez aussi dirigé avec le Professeur Mustapha Trabelsi un colloque « La Question de l’hybride » et vous l’avez publié (Nouha Editions, Collection de l’URLDC, Sfax, 258 pages.). Vous avez mis en ligne en février 2016, les références bibliographiques des œuvres de Gustave Flaubert traduites en arabe dans le cadre de votre participation aux travaux de l’équipe internationale à laquelle collaborent des chercheurs de 26 pays et qui est dirigée par Madame Florence Godeau et Monsieur Yvan Leclerc à l’Université de Rouen[1].
Vous avez accompli la même recherche pour Guy de Maupassant. Vous étiez chargé de mentionner les traductions, les adaptations théâtrales, les ouvrages, les articles, les thèses et les mémoires consacrés à Maupassant en Tunisie et dans les pays arabes. Les résultats de vos recherches sont publiés dans « Edition, études et traduction des textes de Guy de Maupassant dans les pays arabes »[2].
Vous vous êtes donc intéressé essentiellement à Guy de Maupassant et à Gustave Flaubert. Nous citerons à titre d’exemples certains de vos travaux : « La structure de l’enchâssement dans les contes et nouvelles de Guy de Maupassant », (2006, Imprimerie Reliure d’Art, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax, Sfax, Tunisie, 2006, 254 pages), « Le pictural à la frontière des genres littéraires chez Guy de Maupassant : « Miss Harriet », « La vie d’un paysagiste » et Fort comme la mort comme exemples » (dans Genres littéraires et peinture, Sous la direction de Nelson Charest et Anne-Sophie Gomez., Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Collection « Littératures », septembre 2015) ; « Le Maghreb à l’ombre de l’Orient dans les chroniques de Guy de Maupassant », (dans Les Orients désorientés ou le détour de l’Occident, sous la direction d’Axel Gasquet et Jean-Pierre Dubost , Editions Kimé, 2013) ; « Journal de bord de Flaubert : le carnet de voyage à Carthage », (dans Flaubert à Tunis, Publications de l’ENS de Tunis et des Editions Sahar, 2009) ; « La réception des œuvres de Gustave Flaubert dans les pays arabes : traduire et adapter sans trahir ? », dans Revue Fl aubert, n° 17, 2018[3]
Tous ces exemples montrent la richesse de votre parcours comme chercheur, mais je dois rappeler que vous étiez élève et professeur au lycée 15 Novembre (Al Hay) à Sfax. Quels souvenirs en gardez-vous ? : Pourriez-vous nous parler de votre parcours d’apprenant, d’enseignant puis de chercheur ?
Arselène Ben Farhat : Je tiens d’abord à vous remercier pour l’intérêt que vous portez à ma modeste personne et à mon parcours comme élève et comme enseignant au secondaire et à l’université. Oui j’étais élève au Lycée 15 Novembre Al Haye pendant sept ans. Plusieurs professeurs comme Rachid Hbaib (histoire), Mohamed Abbes (Mathématiques), Mohamed Turki (éducation religieuse), Mohsen Habaib (arabe), Mohamed Moalla (Français), mais c’est surtout le directeur du Lycée 15 Novembre, Si Ahmed Zghal qui m’a beaucoup impressionné et qui a eu un effet sur ma vie. Décédé le 28 mars 2020, on lui a organisé une cérémonie d’hommage le samedi 5 septembre 2020. Il était un homme d’éducation charismatique, intègre et respecté. Sa seule présence dans la cour du lycée imposait un silence étonnant. Il passait parmi les élèves en fumant une pipe et en laissant exhaler une odeur particulière de tabac. Pourtant, il connaissait les noms de la plupart des élèves, leurs problèmes et leurs aspirations et il les encourageait à donner le meilleur d’eux-mêmes. Il nous répétait inlassablement qu’une tête bien faite est toujours meilleure qu’une tête bien pleine. Il nous poussait comme élèves à participer à des activités sportives et culturelles. Il nous organisait des excursions, des rencontres avec des auteurs, des chanteurs, etc. Bref, il voulait faire de nous des jeunes épanouis et il a réussi.
Après avoir réussi au bac, j’ai poursuivi mes études à l’Ecole Normale Supérieure à Tunis. J’ai eu ma maîtrise et j’ai eu ma nomination au Lycée 15 Novembre Al Haye. Quel bonheur pour moi ! Je passais de l’autre côté de la scène éducative, du statut de spectateur actif à celui d’acteur créateur. Là mes rapports avec mes professeurs et avec le directeur ont changé. Ils m’ont aidé à réussir dans ce dur métier d’enseignant. Ahmed Zghal avait fait du lycée 15 Novembre un espace d’expérimentation, de découverte et de recherche permanente en pédagogie et en didactique dans toutes les matières littéraires, scientifique, artistiques, techniques. Il organisait avec les inspecteurs des journées de formation en didactique. Cela m’a beaucoup aidé dans l’exercice de mon métier. J’étais chargé par l’inspecteur, M. Yahia Masmoudi, de la mission de Conseiller Pédagogique. J’ai participé à des séminaires de formation en Psychopédagogie, docimologie, didactique du français afin de pouvoir encadrer de jeunes collègues.
Toutes ces riches expériences vont avoir un impact sur mon parcours universitaire. Quelle que soit la matière enseignée (Roman, Stylistique, Sémiotique, Civilisation, etc.), il s’agit moins d’un cours théorique que d’un apprentissage dynamique ayant pour but de créer des situations d’enseignement et d’entraînement à l’acquisition des techniques et des compétences propres aux modules enseignés. À la Faculté, j’ai tiré profit des acquis du secondaire dans mon enseignement en évitant le cours magistral et en me fondant sur la participation des étudiants en classe. J’étais Directeur du Département de Français pendant six ans et j’ai participé à la Réforme LMD et au lancement d’une Licence Appliquée au Département de Français qui porte sur « Métiers du livres et de l’édition ». Ce qui m’a conduit d’organiser des journées d’étude et un colloque sur le statut de la lecture et du livre ainsi que sur les difficultés des éditeurs arabes. C’était une période très fructueuse en échanges et débat. Mais cette réforme en LMD a échoué, car elle n’a permis d’améliorer le niveau des étudiants et a réduit la formation universitaire à trois ans en licence.
H.M. : Vous arrivait-il de lire des bandes dessinées ? Quels étaient vos albums préférés ?
Arselène Ben Farhat : Je dois vous avouer que ce sont les bandes dessinées qui ont suscité en moi le désir et le plaisir de lire. Il y avait dans la ville arabe, près de la Grande Mosquée à Sfax trois librairies spécialisées dans la vente, l’achat et l’échange de divers livres pour les jeunes essentiellement les Bandes Dessinées : Bouhlel, Chaari et Trigui qui attiraient les jeunes dans les années soixante-dix et qui leur permettaient d’acheter, d’échanger ou de vendre des BD. Quand j’étais très jeune, j’économisais de l’argent et je me dirigeais vers ces librairies pour pouvoir acheter et échanger les BD. « Zembla », « Kiwi », « Blek », « Akim », « Rodéo », « Ombrax », « Astérix », etc. sont mes albums préférés. Ce qui me fascinait dans ces BD, c’est l’image du héros qui combat les malfaiteurs et qui arrive à les éliminer et à faire triompher le bien. Sans bien comprendre le texte, j’arrive à comprendre l’aventure grâce à la succession des dessins qui l’actualisent.
La lecture des BD était pour moi plus qu’un moment de plaisir, c’était une vraie rupture avec le réel, une plongée dans l’irréel, dans l’imaginaire. La lecture de chaque album était une expérience nouvelle qui m’enrichissait et affinait mon goût de récepteur. Lire les BD était un exercice qui me dotait progressivement « d’une compétence lecturale »[4]
H.M. : Pourquoi certains enseignants sont-ils si méfiants, condescendants vis-à-vis de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le Neuvième Art ? Comment, d’après-vous, l’Université, et l’école en général, peuvent-elles promouvoir le livre et stimuler l’envie de lire ? Un département dédié à la bande dessinée comme c’est le cas du Maroc et du Liban serait-il envisageable ?
Arselène Ben Farhat : Malheureusement certains enseignants n’exploitent pas le Neuvième Art dans leur cour et n’encouragent pas les élèves à lire les BD. Selon eux, le niveau de langue dans les dialogues qui accompagnent les dessins sont trop familiers, peu investis de dimension littéraire. De plus, les images sont parfois trop violentes et ne respectent pas toujours la morale établie. De telles accusations ne sont pas fondées. Elles se réfèrent à des préjugés et à une volonté de considérer que seuls les grands auteurs (Hugo, Balzac, Proust, Mauriac, etc.) méritent d’être lus. Or, une telle vision est trop archaïque et ne tient pas compte de la révolution dans les moyens d’information et de communication de masses. Aujourd’hui, les jeunes vivent dans un univers numérique où les images, les films, les séries, les BD, les œuvres romanesques, poétiques et dramaturgiques, les récits paralittéraires circulent librement. Personne ne peut les contrôler ou les censurer.
Dans cet univers, la bande dessinée attire les enfants et les jeunes. Elle apparait accessible même pour ceux qui ne maitrisent pas bien la langue. Son succès est lié à l’économie des mots et à une bonne utilisation des arts graphiques. En suscitant le plaisir chez ces élèves, l’enseignant arrive à stimuler chez eux l’envie de lire la BD, car ces histoires illustrées s’appuient sur le retour du même héros et sur la reprise des mêmes schémas narratifs fondés sur le suspense et sur le rebondissement des aventures. Les héros des BD inscrits dans ces aventures sont sans âges engagés dans une lutte acharnée contre le mal : Tintin, Spirou, Mickey, Lucky Luke, Astérix et Obélix, etc.
En aimant explorer la BD, l’enfant finit par devenir un lecteur passionné doté des réflexes du bon lecteur. Il éprouve le besoin de lire des œuvres littéraires variées. La BD devient un excellent support qui crée l’envie et l’émotion de lire.
De même, les adaptations des célèbres œuvres littéraires offrent aux jeunes un second moyen efficace d’accès à la littérature. Adapter un livre pour les jeunes c’est choisir des romans, des pièces de théâtre et des récits brefs qui ne leur sont pas destinés et leur faire subir des modifications multiples pour qu’ils correspondent à leur âge et à leurs compétences linguistiques et culturelles. Les romans de Gustave Flaubert ont été adaptés par des éditeurs tunisiens.[5]
Le trait commun entre les romans adaptés de Flaubert et de Maupassant est la volonté des éditeurs et des adaptateurs de conduire les jeunes lecteurs à éprouver un intense plaisir à lire. Or, tous les textes d’origine semblent difficiles pour des jeunes adolescents qui ne maîtrisent pas correctement le français et qui n’ont aucune connaissance de l’histoire politique, littéraire et culturelle du XIX e siècle en France. L’exemple le plus frappant est « Bouvard et Pécuchet » de Flaubert. Ce roman se réfère à des domaines du savoir très variés : l’agriculture, la médecine, la biologie, la chimie, la géologie et l’éducation. Comment des collégiens tunisiens âgés de 12-14 ans peuvent-ils déchiffrer de tels savoirs et théories véhiculés par des discours contradictoires et confus ? Le travail d’adaptation de Monia Belazi consiste à surmonter toutes ces difficultés. D’abord, elle va réduire le nombre de pages. La version adaptée de « Bouvard et Pécuchet » par exemple comporte 64 pages alors que la version d’origine de l’édition de Garnier-Flammarion est constituée de 368 pages. C’est aussi le cas de tous les romans de Flaubert et de Maupassant. Les adaptateurs les reprennent, les réécrivent en accomplissent un travail d’amputation, de simplification et de transformation. Leur but est de rendre ces romans plus aisés à découvrir et à lire. Cependant, l’adaptation implique une véritable transformation macro-textuelle qui cible les structures diégétiques, culturelles et axiologiques des textes de Flaubert ainsi qu’une transformation micro-textuelle qui porte sur le choix des mots, sur la lisibilité de certaines expressions, sur les techniques d’écriture adoptées, etc. Les adaptateurs vont être obligés de revoir le style de Flaubert et celui de Maupassant en utilisant un vocabulaire accessible et des illustrations. Ces images ne sont pas, dans les œuvres adaptées de Flaubert, des artifices qu’on peut ignorer. Elles servent plutôt à éclairer et à amplifier la narration. Dès la première page de couverture, l’image introduit les jeunes lecteurs dans le narratif proprement dit, dans l’histoire.
Il est donc clair que les programmes scolaires doivent évoluer. On peut proposer, à l’école primaire et au collège, dans le cadre du module de lecture dirigée des BD et des œuvres adaptées. Les romans adaptés de Flaubert, Maupassant, Balzac, Mérimée, Dumas, etc. sont déjà disponibles dans la plupart des librairies en Tunisie et sont attrayants grâce aux images et aux couleurs et accessibles grâce aux prix bas (entre un dinar et deux dinars le livre). Cependant, il faut préparer, à l’université, les professeurs à assurer efficacement cet enseignement de la lecture. Sans aller jusqu’à concevoir un département dédié à la bande dessinée comme au Maroc et au Liban, on peut envisager un module pour la licence et un mastère professionnel qui ciblent « la littérature de l’enfance ». En fait, il est nécessaire aujourd’hui que « la littérature d’enfance et de jeunesse » fasse son entrée dans les universités tunisiennes. Les travaux menés dans le cadre de la sémiotique, de la stylistique, de la didactique, de la sociologie et des sciences de l’éducation peuvent contribuer à la recherche dans le domaine de la lecture et des apprentissages de la lecture.
De plus, la littérature d’enfance et de jeunesse constitue, en Afrique du Nord, l’une des branches de l’édition la plus dynamique dans un contexte de crise impliquant une baisse considérable de ventes en librairie et la disparition de plusieurs maisons d’édition.
H.M. : Pourquoi doit-on donner à l’enseignement de la langue une place privilégiée au secondaire et à l’université et pourquoi doit-on l’enseigner autrement ? Quelles nouvelles approches didactiques et pédagogiques devrions-nous adopter face à la non-productivité des méthodes classiques, concrètement prouvées archaïques, ne permettant pas l’amélioration du niveau des élèves ?
Arselène Ben Farhat : L’enseignement tunisien vit aujourd’hui une véritable crise liée à la baisse non seulement du niveau des élèves et des étudiants mais également de la qualité de la formation. À cela s’ajoute malheureusement la crise sanitaire liée au Covid 19 qui a engendré la fermeture des écoles, des collèges, des lycées et des facultés pendant six mois. Le bilan de cette situation est catastrophique. Un grand nombre d’apprenants n’arrivent ni à parler, ni à écrire correctement. Ils trouvent également des difficultés à lire, à comprendre et à interpréter un document écrit. Au lieu de donner naissance à un élève et à un étudiant qui maîtrisent convenablement la langue et qui communiquent aisément avec l’Autre, l’école et l’université deviennent des espaces où l’incompétence linguistique accentue l’échec des apprenants dans les autres matières. En effet, les matières scientifiques et techniques sont enseignées en français. Du coup, c’est l’absence de maîtrise de cette langue qui est l’une des origines de la faiblesse des apprenants. Il leur est difficile de suivre les cours dispensés par les enseignants ou de communiquer ou de répondre aux questions écrites ou orales quand le moyen de communication n’est pas maîtrisé. L’enseignement de la plupart des disciplines universitaires se heurte alors à des difficultés d’ordre linguistique parfois difficiles à surmonter lorsqu’elles échappent aux compétences des enseignants des disciplines scientifiques et techniques ou lorsqu’ils ne disposent pas de temps afin d’assurer une telle formation. Mes expériences au lycée 15 Novembre m’ont montré que les élèves brillants en mathématiques, en sciences naturelles et en sciences physiques sont également brillants en arabe, en français et en anglais.
Mieux encore, ma participation à la réforme universitaire LMD et au lancement des licences professionnelles et appliquées m’a également dévoilé l’importance de la maîtrise de la langue dans certaines professions. En effet, certaines entreprises exigent une maîtrise de l’écrit (correspondances, compte rendu, rapport, contacts avec la banque) et au niveau de l’oral (participation à des réunions, discussion avec d’éventuels clients, improvisation).
En somme, la bonne maîtrise de la langue est donc en partie la condition de la réussite de l’étudiant et de l’élève dans son parcours universitaire et dans son accès au monde du travail.
Cependant, la question qui m’a toujours hanté comme enseignant au secondaire et à la faculté et comme conseiller pédagogique concerne la nature de la meilleure méthode d’apprentissage de la langue. Il est clair pour moi que ce n’est pas la grammaire explicite fondée sur l’acquisition des règles grammaticales qui pourrait permettre la maîtrise du français. Tout au long de ma carrière, j’ai noté que des élèves qui ont appris par cœur, par exemple, toutes les règles d’emploi du subjonctif commettent le plus grand nombre d’erreurs dans l’utilisation de ce mode. Ce qui signifie que les approches expositives traditionnelles sont le plus souvent inefficaces. Le bon enseignant doit en fait créer, pour les apprenants, des situations qui nécessitent l’emploi des notions linguistiques ciblées. C’est par les exercices et la pratique que les apprenants peuvent progressivement réaliser une bonne maîtrise de la langue.
À l’université, j’ai toujours privilégié cette approche pédagogique dynamique. En Stylistique, en Sémiotique, en Narratologie, en Histoire littéraire, il ne s’agit pas de présenter un cours théorique, mais de multiplier les exercices d’apprentissage. On cherche moins à fournir des connaissances théoriques aux étudiants qu’à activer leur savoir-faire et leurs acquis, en les dotant des méthodes qui leur permettent d’atteindre les objectifs propres à un programme d’apprentissage.
Les nouveaux moyens d’information sont de précieux auxiliaires d’apprentissage. Au lieu de se limiter à employer des supports, on peut projeter des images, des séquences vidéo ou de film très brefs afin de permettre à l’apprenant d’avoir un rôle important dans le processus d’apprentissage. Les moyens de l’information et de la communication représentent une ressource primordiale pour l’amélioration des compétences grâce aux opportunités offertes par ces moyens technologiques. Chez eux, l’étudiant et l’élève peuvent accéder eux-mêmes au savoir en utilisant Internet,
Manifestement, les enseignants doivent accepter qu’ils ne sont plus les seules sources du savoir. Leurs élèves et leurs étudiants sont également engagés dans l’apprentissage grâce à une pédagogie plus active et plus interactive.
- M. : Guy de Maupassant, ce génie de la langue française, auteur de six romans, mais de plus de trois cents contes et nouvelles, vous semble-t-il toujours d’actualité de par le style et les sujets de ses écrits ? Pourriez-vous nous citer d’autres écrivains parmi les contemporains dont l’œuvre mérite notre attention ?
Arselène Ben Farhat : Je pense que Guy de Maupassant est toujours d’actualité. Son succès n’a pas connu de déclin. Il est l’un des écrivains français les plus lus et les plus appréciés. La raison d’une telle notoriété est déterminée par la grande variété des thèmes abordés par l’auteur : l’amour (« Amour »), l’adultère (« Une vie »), le divorce (« Sauvée »), un crime (« La Petite Roque »), un objet anodin (« La Ficelle »), un souvenir douloureux (« Garçon, un bock ! »), une soif de vengeance (« Une vendetta »), un désir incestueux (« Monsieur Jocaste »), une hallucination (« Apparition »), etc.
Cependant, la raison fondamentale du succès de Maupassant est liée, à mon avis, à son style et aux techniques narratives mises en œuvre. Quand on examine les textes de l’auteur de « Bel Ami », on constate que son style est limpide et transparent si bien que l’adhésion du lecteur à l’univers fictif ne peut être que totale. L’écrivain semble se limiter à mimer le réel qu’il représente si habilement que les événements paraissent se raconter eux-mêmes. Une telle impression est très rapidement dissipée quand on explore l’univers de Maupassant. Sous la surface claire de cette écriture se dissimule un univers fantastique insaisissable, obscur. Le coup de force de Maupassant est non seulement d’avoir mis l’accent, dans ses œuvres, sur la dialectique des relations qui se tissent entre l’être et le paraître, mais d’avoir tenté d’agir efficacement sur le lecteur réel et d’avoir essayé de le doter des réflexes du bon lecteur grâce aux divers procédés d’écriture. L’élimination du dénouement, la haute fréquence des questions, la multiplication des interprétations de l’aventure dans la clausule, l’importance accordée au thème du silence ou à celui de l’inexplicable, la mise en scène d’une fin ouverte, le maintien de l’opacité de certains héros sont des moyens qui permettent à l’auteur d’agir efficacement sur son lecteur et de lui « apprendre » à lire, à déchiffrer son texte. On pourrait ainsi affirmer que chaque récit offre l’espace d’un exercice de lecture, car l’auteur ne veut pas se borner à souhaiter l’existence du lecteur modèle, mais il veut le créer.
Bien sûr, il existe d’autres écrivains qui sont aussi intéressants que Guy de Maupassant : Hédi Bouraoui, Annie Ernaux, Georges Simenon, Albert Camus, etc. Ces auteurs sont à la fois romanciers, essayistes et nouvellistes. Ils passent d’un genre à un autre et n’hésitent pas à brouiller les codes et les catégories génériques. C’est que l’hybridité et la transculturalité qu’ils pratiquent dans leurs œuvres et qu’ils défendent dans leurs études engendrent non seulement des échanges entre les esthétiques et les cultures, mais également des métissages et des croisements qui favorisent la créativité au-delà des frontières discursives. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à proposer les œuvres de ces auteurs aux programmes universitaires et j’ai éprouvé un grand plaisir à les explorer avec mes étudiants.
H.M. : Qu’avez-vous, enfin, envie de dire aux jeunes enseignants de langue et de littérature française dont l’exercice du métier s’avère de plus en plus difficile, notamment face à l’absence de motivation et au profil changeant de l’apprenant ?
Arselène Ben Farhat : L’exercice du métier d’enseignant de langue et de littérature françaises n’est pas facile. La première difficulté est liée à l’interférence linguistique. Les élèves tunisiens n’arrivent pas à intérioriser le système de langue française ; ils continuent à se référer à l’arabe pour s’exprimer en français. Par exemple, pour le terme « paragraphe » il utilise « la », car en arabe, ce terme est au féminin. La deuxième difficulté est due à l’emploi massif des jeunes des nouveaux moyens de communication. Ils n’utilisent plus le français mais un nouveau code situé entre le français et l’arabe. Enfin, les jeunes lisent moins et préfèrent passer leur temps devant leur PC.
Que faire ? Il faut tout d’abord moderniser l’enseignement et intégrer les nouveaux moyens de communication en classe en encourageant les élèves à lire et à écrire en utilisant leur tablette, leur PC ou leur téléphone. Pour le problème d’interférence il ne faut jamais désespérer mais éviter d’utiliser l’arabe pour expliquer un mot ou un texte français. Il faudrait créer un bain linguistique en classe et conduire les apprenants à parler en français afin d’acquérir une aisance dans la pratique de la langue.
Mais je pense que le rayonnement du professeur de français ne se limite au 18 heures d’enseignement. Il est important qu’il participe à la vie culturelle de son établissement. Il peut ainsi créer un club de français où diverses activités peuvent être programmées :
* Lecture (bande dessinée, roman photo, roman d’aventures, roman policier, roman d’espionnage, etc.)
* Projection de films et débat
* Activités théâtrales (lecture de tirades et de monologues, adaptations de scènes, etc.)
Pour terminer, je dois dire qu’il n’existe pas un enseignant modèle ou idéal. Le bon enseignant est celui qui s’adapte à la région où il se trouve (à la mentalité des gens et à leur mode de vie) et aux élèves avec qui il va travailler pendant neuf mois en tenant compte de leur niveau, de leurs besoins spécifiques au niveau linguistique et culturel et de leurs difficultés.
Un bon enseignant est aussi celui qui s’auto-évalue continuellement en se demandant si les stratégies adoptées en classe lui permettent d’atteindre les objectifs assignés à un programme d’apprentissage, si le jeu des relations entre « enseignant », « enseignés » et « savoir » fonctionne correctement et si l’activité de l’acquisition du savoir et du savoir-faire s’accomplit convenablement.
Enfin, j’ai envie de dire aux jeunes instituteurs et aux jeunes professeurs que l’enseignement est plus qu’un métier, c’est une passion qui dévore certes les enseignants mais qui les rend heureux car ils ne remplissent pas la tête des élèves déjà bien remplies par les réseaux sociaux mais ils les forment et forment du coup leur personnalité. Ils préparent l’avenir de la Tunisie qui sera, grâce à eux, rayonnant. Soyez donc toujours reconnaissant envers ceux qui vous ont enseignés, car sans eux vous auriez pu avoir une autre vie, une vie moins heureuse et moins intelligente.
Propos recueillis par Hedi Megdiche
Directeur du Festival Printemps de la Bande Dessinée
[1] http://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/fsf/recherche.php
[2] (Bibliographie de Maupassant par Noëlle Benhamou, Yvan Leclerc et Emmanuel Vincent, 2008, Éditions Memini, Rome, 2 volumes, 1690 pages).
[3] https://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=251
[4] Y. Reuter, « Lire : une pratique socio-culturelle », Pratiques, n° 52, Décembre 1986, p. 81.
[5] « Bouvard et Pécuchet » (version abrégée et adaptée par Monia Belazi, Maison Yamama d’Edition et de Diffusion, Tunis, 2014), « Madame Bovary » (version abrégée et adaptée par Hichem Hassan, Maison Yamama d’Edition et de Diffusion, Collection Lecture Facile, 2007). « L’Éducation sentimentale » (version abrégée et adaptée par Monia Belazi, Maison Yamama d’Edition et de Diffusion, Tunis, 2011). Plusieurs œuvres de Guy de Maupassant ont été également adaptées en Tunisie. Je cite, à titre d’exemple, « Contes du jour et de la nuit » (version abrégée et adaptée par Monia Belazi, Maison Yamama d’Edition et de Diffusion, 2008), « Une Vie » (version abrégée et adaptée par Hichem Hassan, Maison Yamama d’Edition et de Diffusion, 2007), « Bel-Ami » (version abrégée et adaptée par Hichem Hassan, Maison Yamama d’Edition et de Diffusion, 2008).
Une interview très intéressante, et des réponses et idées très riches, utiles et instructives de la part du professeur de français Arslan bin Farhat, que je respecte et applaudis tant, était autrefois mon mentor pédagogique lorsque j’ai enseigné le français dans les années 1990.
Je n’étais pas spécialiste de français, cependant j’ai réussi à bien exercer ce métier grâce aux formations que nous ont données plusieurs mentors expérimentés comme B. Arslan, M. Al-Trabelsi, cher inspecteur A. Masmoudi et de nombreux autres professeurs. Et, également, les cycles de formation chaque samedi, au crefoc si j’ai la bonne mémoire.
En effet, c’était le beau temps de la formation, du labeur, de la persévérance… Le matériel pédagogique que nous avons reçu, en plus de notre dévouement, a permis à mes collègues et moi de bien pratiquer notre metier, de sorte qu’un jour une inspectrice a admis que les non-spécialistes (comme on nous appelait à l’époque) étaient meilleurs que les spécialistes, m’a-t-elle dit en face à face. (Ce qui confirme l’idée que la formation des formateurs est une priorité urgente, aujourd’hui dans le processus des réformes de l’education « de la formation jaillit la lumière »)
Mais depuis 2003, je suis retournée à ma spécialité d’origine, que j’aime tant: la sociologie, dans laquelle j’ai terminé mon mastere et mon doctorat, et aujourd’hui je suis enseignante-chercheure en sociologie à l’Université de Tunis. Mais mon expérience d’enseignement en langue française, dont je me suis souvenue en lisant ces fines lignes, a vraiment marqué ma carrière scientifique et ce fut un très bon moment dans ma vie.
Mes salutations au professeur Arslan, ainsi qu’à son interlocuteur, et merci pour ses questions très pertinentes, précises..