A la veille de l’Aïd el Kebir s’annonce… HALTE AU GASPIL

C’était la veille de l’Aïd-Kébir et ma brave femme, que Dieu lui pardonne, venait
de me gratifier d’une terrible scène de ménage, sans aucun égard pour les 25
ans que nous avons vécus ensemble et sans tenir compte des circonstances
difficiles dans lesquelles je patauge avec mon modeste traitement de
scribouillard.
Que peut-elle lui reprocher vous direz-vous ?
Certes, je ne suis pas parfait ! Mais rassurez-vous, je n’ai pas de penchant pour
la dive bouteille, je ne joue pas aux courses et enfin, je suis condamné à ne pas
dépasser ma ration de 10 cigarettes par jour.
Cette quantité, m’a d’ailleurs été fixée par ma tendre épouse, après moult
calculs et selon un certain critère basé sur mon âge et mon taux indiciaire.
Je peux donc en toute modestie, me vanter de n’avoir aucun vice, hormis bien
entendu ma grande passion pour le foot-ball, qui somme toute n’est ni
avilissante ni onéreuse.
Convenez-donc avec moi, que je suis un mari parfait !
Mais que voulait-elle alors ?
Tenez-vous bien et soyez braves gens !!
Elle a tout simplement trouvé que notre mouton de l’Aïd, n’était pas assez
important, qu’il n’avait ni grandes cornes ni belle toison et c’est uniquement
d’après ces accessoires que les gens estiment et apprécient un mouton.
J’ai eu beau lui expliquer que le prix des bêtes dont elle parle, dépasse de
beaucoup les 30 dinars (*) que j’ai réussi à mettre de côté pour permettre à
toute la famille de célébrer dignement le sacrifice du Prophète Abraham.
NDLR : prix du mouton en 1975
D’autre part, comme je suis convaincu qu’il ne s’agit que d’un geste
symbolique, je n’ai pas jugé utile de m’enliser dans les dettes.
– Mais enfin me répliqua-t-elle, tu ne vois pas que tu nous ridiculises
devant tous nos voisins !
– Mais chérie, il ne faut pas attacher de l’importance à ce que disent les
gens. D’ailleurs, si on va perdre son temps à prendre au sérieux les
« qu’en dira-t-on », on ira bien loin avec leurs cancans. N’oublie surtout
pas le proverbe bien de chez nous qui dit : chacun sait ce qui bout dans
sa marmite.
– Tais-toi, tu n’es plus bon qu’à citer des proverbes au lieu de t’évertuer à
rehausser notre prestige !
– Mais enfin Foufoune, sois logique, notre prestige n’a jamais été
directement ou indirectement lié à l’importance ou à la valeur du
mouton de l’Aïd.
Cette réplique accentua sa colère, lui fit pousser un cri bien strident et de
toute sa force, elle me ferma alors, brusquement la porte au nez.
Heureusement que les enfants n’étaient pas présents car cet incident aurait
contribué à diminuer mon autorité paternelle déjà altérée par l’habituelle
désinvolture que provoquent mes remarques relatives à l’excentricité de leurs
manières de s’habiller et à leur façon de se coiffer.
Ma seule consolation était d’aller me morfondre dans ma chambre en
fumant les 3 cigarettes qui me restaient de ma ration journalière.
Puis, je ne sais trop au juste, si c’est sous l’effet de la nicotine ou celui de la
colère, que j’ai sombré dans un profond sommeil, couché en chien de fusil,
position que j’apprécie depuis ma tendre enfance.
Soudain, je vis apparaître devant moi, un majestueux patriarche, rayonnant
de splendeur et d’une beauté angélique, pareil à tous les Saints illustrés sur les
images commémoratives de la première communion, que je connais bien pour
les avoir admirés dans mon enfance quand je fréquentais l’école maternelle
dirigée par les braves et dévouées Sœurs.
– Salut mon enfant, me dit le patriarche d’une voix au timbre harmonieux.
Pourquoi te mets-tu dans cet état ?
– Qui êtes-vous Noble Etranger, pour vous permettre de vous inquiéter de
mon étrange cas ?
– Tu ne me reconnais-pas ?
– Je vous demande pardon, mais je ne vous ai jamais vu, même pas en
rêve ! Attendez un peu, n’êtes-vous pas l’Ange Gabriel, venu pour me
consoler et m’annoncer une bonne nouvelle ?
– Je suis le prophète Abraham, celui qui a voulu immoler son fils Ismail
pour exécuter un rêve… et la fête du sacrifice qui sera célébrés demain…
– Tiens, c’est donc-vous la cause de toute cette immolation massive !
– Repens-toi mon fils et implore pour ton blasphème, le Pardon de Notre
Seigneur le Tout Puissant.
– Excusez-mon égarement, car ma femme m’a tellement torturé et humilié
à cause de notre mouton, que je ne sais plus que dire…
– Justement et c’est bien à propos de cet incident que je suis venu de
l’autre monde pour te sermonner et te conseiller.
– Mais, je n’ai rien fait et c’est Foufoune avec son esprit de vantardise…
– Oui mon fils, je sais tout et des Foufoune comme la tienne on en trouve
malheureusement dans tous les continents et c’est à cet effet, que je t’ai
choisi comme messager de la Sagesse pour répandre autour de toi mes
paroles.
– C’est là, une délicate mission. Vénéré Prophète et je suis trop timide
pour l’accomplir.
– C’est toi qui le veux, parce que tu es honnête et modeste.
J’étais flatté car c’était la première fois de ma longue vie que j’entendais
des paroles élogieuses et stimulantes.
– J’accepte, vénéré Abraham et je vous promets que je…
– J’ai confiance en toi mon fils. Tu sais autant que moi, que votre pays
traverse actuellement une période difficile. Vous manquez de cheptel et
l’herbe ne pousse pas par manque de pluie. C’est la volonté du Seigneur
mon fils ! Cette situation a incité votre Gouvernement à faire de grands
sacrifices et d’importer des moutons pour les revendre. C’est son devoir
me diriez-vous. Je suis parfaitement d’accord ave vous, mais croyez-moi,
on peut concevoir une formule dont l’application durant 2 années
seulement, permettra par la suite à la Tunisie d’avoir un cheptel très
important pour subvenir largement à ses besoins et même en exporter
vers d’autres pays.
– Mais c’est l’idéal ! Et je suis persuadé que c’est le vœu de tous les bons
Tunisiens.
– Ce n’est qu’une question de civisme mon fils et je pense que la Tunisie
qui est jusqu’à ce jour le seul Pays Musulman qui a interdit la Bigamie et
autres traditions qui n’ont aucun lien avec l’Islam est bien en mesure de
réaliser cette rénovation dans le but de mettre provisoirement un terme
à ce que tu as appelé l’immolation massive qui doit être considérée dans
les circonstances actuelles comme étant anti-économique. Qui dit anti,
dit contre. Donc c’est contre l’intérêt du pays.
– Mais vous êtes un sage Prophète doublé d’un talentueux économiste !
– Oui mon fils, il faut savoir adapter la religion aux besoin et exigences de
la vie moderne. Deux ans seulement sans sacrifier de moutons… ce n’est
pas un grand sacrifice n’est ce pas ?
– Là-dessus, on cogna brutalement à ma porte, ce qui eut pour effet de me
réveiller et sursaut. C’était Foufoune !
– Tu dors encore, même un jour de fête, viens vite qu’on égorge ce que tu
veux me faire passer pour un mouton et qui n’est autre qu’un minable
agneau ayant plutôt l’allure d’un chat.
– Tu as raison Foufoune et je te présente mes excuses, car j’aurais dû
t’acheter un beau bélier aux grandes cornes pointues…
Ceci dit, je n’ai pas pu retenir mon rire et en mon for-intérieur, je n’ai pas
manqué de penser :
– Tu peux courir Foufoune, l’Aïd prochain, c’est une belle poule que nous
immolerons, pour célébrer le noble geste de notre prophète Abraham.
Que Dieu lui accorde la paix et la miséricorde.
Eh oui Foufoune, pour toi, comme pour toutes les Foufoune du Monde, j’ai
décidé de crier : Halte au gaspillage !!!
Je suis courageux n’est ce pas ?
Alors faites comme moi et pour l’Aïd prochain, préparez-vous déjà à sacrifier
1 ou 2 belles et grasses poulettes.
Abdelmajid Hajri
(La Gazette du Sud 1975)