Rencontre avec Lazhari LABTER infatigable éditeur de la BD algérienne
J’ai lu, avec beaucoup admiration, votre Panorama de la bande dessinée algérienne 1969-2009 et j’aimerais vous féliciter pour votre second ouvrage intitulé M’quidèch, une revue, une équipe, une école que vous avez publié en 2019 chez Barzakh à l’occasion du 50e anniversaire de la naissance de la mythique revue M’quidèch (1969-2019.
Depuis notre rencontre, en octobre dernier, au Festival International de la Bande Dessinée d’Alger, je voulais m’entretenir avec vous par écrit, pour les besoins de la recherche, en votre qualité de journaliste, de spécialiste de la BD algérienne, mais aussi de poète, d’éditeur et d’infatigable militant du Hirak dont nous admirons le caractère pacifique et citoyen. Je dois rappeler que de 1996 à 2000, vous avez été coordinateur chargé des projets médias du Centre d’Alger pour le Maghreb de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ). Vous avez été membre fondateur du Syndicat national des Journalistes (SNJ) et membre de son bureau exécutif. De même vous avez été membre fondateur du Conseil Supérieur de l’Éthique et de la Déontologie des Journalistes Algériens (CSED). Après 2000, directeur d’édition de l’Anep (étatique) et ensuite Alpha (privée). De 2005 à 2015, directeur de votre propre maison d’éditions (LLE). Depuis, vous vous consacrez à l’écriture.
Hedi Megdiche : En feuilletant votre Panorama de la bande dessinée algérienne 1969-2009, une anthologie richement illustrée, de près de 300 pages, nous voyons bien que vous cherchez à donner à ce médium ses titres de noblesse. Est-ce essentiellement par nostalgie pour cette littérature qui a bercé votre enfance ?
Lazhari Labter : Il y a probablement de ça, un côté nostalgique du « vert paradis des amours enfantines », mais plus encore mon profond désir de restituer à la bande dessinée sa place d’un art à part entière dans nos contrées où elle a été longtemps – et souvent jusqu’à nos jours – considérée comme un genre artistique mineur, voire un sous-genre destiné aux enfants et aux ados attardés. Je voulais par ailleurs écrire et raconter pour la sauvegarder cette histoire de la bande dessinée algérienne qui est unique en son genre dans les pays arabes, arabo-musulmans, musulmans et africains.
H.M. : À bien observer votre parcours de journaliste engagé, je vois que vous accordez le même poids médiatique à la BD qu’à l’écriture journalistique pour adulte, au moment où plusieurs ne voient dans la BD qu’un simple divertissement superflu. D’ailleurs, votre préfacier Boukhalfa Amazit confirme que « La BD, qui aurait pu constituer un champ référentiel en matière d’esthétique, a été absente durant trop longtemps des matériels psychopédagogiques indispensables à la formation de l’enfant. » Alors, en menant cette quête journalistique et éditoriale autour de ce médium, cherchez-vous à vouloir rattraper le temps ?
L.L. : Mon ami Boukhalfa Amazit, grand journaliste et scénariste de talent, a tout à fait raison de souligner cette lacune. Ma conviction est que la bande destinée qui est aujourd’hui considérée dans la majorité des pays – notamment occidentaux – comme un art majeur, doit constituer un support psychopédagogique essentiel dans l’éducation et la formation des enfants car là elle a le grand avantage d’un art qui réunit en lui la plupart des arts classés comme la littérature, les arts visuels, les arts de la scène, le cinéma.
H.M. : La Tunisie a été touchée par le drame algérien occasionné par la décennie noire. Comment est-ce que la BD vous semble-t-elle constituer un rempart contre l’obscurantisme ?
L.L. : Je pense que la culture de manière générale, les arts et les lettres et non pas seulement la bande dessinée peuvent constituer un rempart très efficace contre l’obscurantisme et des outils formidables pour édifier la paix et promouvoir la beauté contre la laideur, lutter contre non seulement l’obscurantisme, mais aussi contre le racisme, le sexisme, l’intolérance et toutes les idéologies de fermeture et de rejet ou de minorisation de l’Autre. Elles aident à faire reculer la part d’ombre chez les individus et élargir la part de lumière, autrement dit de la Nature sur la Culture.
H.M. : J’ai l’impression que la BD algérienne – ce qui serait aussi le cas de la BD en Tunisie et dans les pays du monde arabe -, a été, pour longtemps, tributaire du parti unique qui décide de sa ligne éditoriale, voire même de sa survie. En l’absence d’éditeurs indépendants et financièrement puissants, peut-on aspirer à un avenir meilleur de la BD dans le Maghreb ?
L.L. : Je pense que les opportunités offertes aujourd’hui par le livre numérique, les techniques d’impression numérique et les « ouvertures » sur le plan politique, augurent d’un développement de la bande dessinée dans tous les pays. Les réseaux sociaux qui échappent en grande partie au contrôle des Etats censeurs le prouvent suffisamment. Mais là n’est pas le problème qui réside dans le développement tous azimuts des industries culturelles et en particulier de l’industrie du livre dont fait partie celle de la bande dessinée. Ce développement ne peut se faire sans une volonté politique aux niveaux des Etats pour mettre en place des politiques nationales et régionales du livre. Nous en sommes encore très loin. Pour illustrer mes propos, je citerai juste ces chiffres qui concernent la France qui a décrété l’année 2020 année de la bande dessinée..
– 10 245 titres dont 42 % de nouveautés sont produits chaque année.
– 78 millions d’exemplaires dont 60% de nouveautés sont produites chaque année, plus que la littérature (58%) et que la littérature jeunesse (53%).
– 60 millions d’exemplaires de bandes dessinées vendus en 2018 (14% des ventes totales de livres en volume) pesant 276 millions d’euros, soit 11% du chiffre d’affaires annuel de l’édition française.
Face à cette « industrie lourde » de l’édition française – mais également dans d’autres pays européens, en Chine, au Japon, en Corée du Sud, etc. – que pèsent les quelques centaines de titres produits annuellement dans nos contrées et les rares éditeurs de bandes dessinées ? C’est dire les efforts qui restent à faire et les politiques à déployer pour arriver à un niveau appréciable dans ce domaine.
H.M. : Alors, d’où vient l’exception algérienne dont vous parlez dans votre Panorama ?
L.L. : Elle est liée à l’histoire du pays qui est le seul en Afrique – hormis l’Afrique du Sud – qui a connu une colonisation de peuplement. Je pense que « l’exception algérienne » dans le domaine de la bande dessinée est due à l’influence profonde de la langue et de la littérature française à travers l’école française et par conséquent la pénétration plus profonde dans le pays de la bande dessinée, surtout dans les années quarante par les journaux et les années cinquante et soixante par les bandes dessinées et surtout les « petits formats » comme Blek le Roc, Kiwi, Akim, Zembla, Swing, etc.
H.M. : En ne parlant que des anciens, de ces pères fondateurs de la BD algérienne, ne craignez-vous pas d’avoir le regard porté sur le passé plus que sur le présent ? De nos jours et grâce aux opportunités offertes par le numérique, les jeunes bédéistes peuvent-ils vraiment surmonter les contraintes de l’édition, de la censure et surtout de l’autocensure à laquelle les anciens ne peuvent que difficilement échapper ?
L.L. : À vrai dire, dans mon Panorama de la bande dessinée algérienne 1969-2OO9, j’ai évoqué l’histoire de la bande dessinée algérienne sur 40 ans, vétérans et plus jeunes. Avec M’quidèch, une revue, une équipe, une école, je suis revenu sur cette histoire, mais en focalisant sur une revue mythique et historique qui a été d’un apport considérable dans le développement de la bande dessinée algérienne. Comme je l’ai dit plus haut, le numérique offre des opportunités plus grandes et permet effectivement de dépasser les contraintes d’un certain nombre de maillons de la chaîne de l’édition comme la distribution et bien évidemment celles de la censure et de l’autocensure.
H.M. : D’après vous, quelles sont les affinités que la BD algérienne entretient avec le dessin de presse et la caricature ?
L.L. : Elles ont toujours coexisté même si l’une a pris le dessus sur l’autre. Dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingts, elles ont coexisté et souvent les bédéistes étaient aussi dessinateurs de presse comme Ahmed Haroun, Slim, Maz, etc. À partir des années quatre-vingt-dix, après les événements d’Octobre 88, la caricature a explosé avec l’arrivée de la presse privée et l’avènement de la liberté de presse et d’expression alors que la bande dessinée avait quasiment disparu à cause des années du terrorisme. C’était l’époque où est apparu le talentueux Dilem qui a fait école et aussi le journal satirique El Manchar. La BD est revenue en force à la faveur du Festival international de la bande dessinée d’Alger dont la première édition s’est tenue en 2008. Aujourd’hui, les deux genres cheminent ensemble de manière harmonieuse.
H.M. : Je voudrais vous faire part de mes sentiments de respect, de fierté quant à l’impressionnante qualité d’organisation et de mobilisation dont fait preuve Mme Dalila Nadjem, et son équipe, pour le bon déroulement du FIBDA. Comment ce festival qui occupe le cœur de la capitale et accueille, depuis douze ans, des milliers de passionnés du 9e Art, des dessinateurs du monde entier qui viennent signer leurs albums, des tables rondes, des compétitions, des expositions, est-il devenu une véritable institution ? Qu’en est-il des autres festivals ? Un musée de la BD, dédié à la vulgarisation et à la promotion du 9e Art serait-il envisageable ?
L.L. : Le Fibda est à vrai dire l’aboutissement d’une histoire qui a fait de l’Algérie, dès les premières années de l’indépendance, un pays à part dans le domaine de la production et de la création de la BD (une ouverture des journaux, notamment l’hebdomadaire Algérie Actualité et le quotidien El Moudjahid au milieu des années soixante et jusqu’à la fin des années soixante-dix, des maisons d’éditions étatiques qui ont intégré la BD dans leur production éditoriale comme la SNED et L’ENAG, une production prolifique d’albums et de revues de BD, de nombreux créateurs, des festivals, etc. Le Fibda est venu couronner en 2008 tous ces efforts et contribuer à la relance de la BD après la décennie sanglante (1990-2000).
H.M. : Vous rappelez, à la page 39 de votre Panorama de la bande dessinée algérienne 1969-2OO9, que « Le Maroc est le seul pays du Maghreb où existe un département bande dessinée à l’Institut national des beaux-arts de Tétouan, mis en place entre 2002 et 2004… », de même pour le Liban. Pourquoi tardons-nous, Tunisiens et Algériens, à le faire ?
L.L. : Je me pose la question et je ne peux que le regretter. Cela fait des années que j’ai fait des propositions allant dans le sens de l’enseignement de l’histoire et des techniques de la BD dans les écoles des beaux arts, de la création de musées de la bande dessinée voire d’une Cité Maghrébine de la Bande Dessinée.
H.M. : Le concept de francophonie vous fait-il peur ? Ne sommes-nous pas, d’une manière ou d’une autre, les héritiers de l’école franco-belge ? Kateb Yacine n’avait-il pas réclamé que « la langue française est un butin de guerre » ?
L.L. : Les Algériens ont toujours eu un rapport de suspicion vis-à-vis de la francophonie entendue, du moins à sa naissance à Niamey en 1970 à l’initiative des présidents Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Hamani Diori (Niger), Habib Bourguiba (Tunisie) et Norodom Sihanouk (Cambodge) soutenus et encouragés par la France, comme un cheval de Troie du néocolonialisme français et cela s’explique par l’histoire sanglante (1830-1962) et tumultueuse (1962 à aujourd’hui) entre l’Algérie et la France et en dépit du fait que l’Algérie est classée 3e pays « francophone » avec près de 14 millions de locuteurs après la France (66 millions) et la République démocratique du Congo (près de 43 millions) d’après l’Observatoire de la langue française de l’Organisation Internationale de la Francophonie.
Depuis le sommet de Beyrouth en 2002, l’Algérie a participé cependant à tous les sommets de l’OIF en qualité d’invité spécial.
H.M. : Je crois avoir compris que la politique d’arabisation, mue plutôt par des raisons idéologiques, fut un coup fatal pour la revue M’quidèch et peut-être aussi pour le devenir de la BD en Algérie ? Qu’en dites-vous ?
L.L. : Une campagne d’arabisation démagogique, irréfléchie et très mal conduite a en effet eu des effets négatifs sur plusieurs secteurs, notamment de la l’éducation nationale, de la culture et des médias. La revue M’quidèch comme beaucoup d’autres revues et journaux prestigieux en ont fait malheureusement les frais.
H.M. : Que pensez-vous de l’œuvre de Jaques Ferrandez, notamment ses Carnets d’Orient et ses adaptations de l’œuvre d’Albert Camus ? Ces BD ne participent-elles pas à l’édification d’un seul et même imaginaire que celui défendu par la nouvelle vague de dessinateurs maghrébins ? L’avenir n’est-il pas aussi dans ce brassage culturel prometteur de l’émergence d’une pépinière de créateurs maghrébin ?
L.L. : D’une part, et d’autre part, je trouve l’œuvre de Jaques Fernandez intéressante en ce sens qu’elle participe à vulgariser l’histoire et notamment l’histoire de la guerre de libération algérienne. Oui, ces « regards croisés » des deux côtés de la Méditerranée sont à encourager.
H.M. : En plus de la signature de votre nouvel ouvrage consacré au journal M’Quidèch, au Festival Printemps de la bande dessinée, au mois de mars, pourriez-vous nous parler des représentations de la médina dans la BD algérienne ?
L.L. : La médina a été toujours représentée dans la bande dessinée algérienne d’autant plus que le plus souvent les histoires ont pour cadre des villes, des cités ou des ksour. Des 1968, Slim campe son histoire Moustache et les Belgacem dans la Casbah d’Alger…
H.M. : Merci infiniment pour votre précieux témoignage et au plaisir de vous voir parmi nous à la 6ème édition du Festival Printemps de la Bande Dessinée, à Sfax, en mars prochain.
Propos recueillis par Hedi Megdiche, directeur du Festival Printemps de la Bande Dessinée