Ali Bécheur Une figure de proue de la littérature francophone tunisienne
Si vous êtes un grand gourmand de la littérature francophone tunisienne, et si vous n’avez pas encore lu, plutôt dégusté, savouré les œuvres de l’écrivain Ali Bécheur, alors, permettez-moi de vous dire, que vous avez raté un somptueux banquet intellectuel. Un banquet, pareil à celui écrit par Platon pour pérenniser les pensées de son maître avec une toute légère nuance : vous n’y retrouverez pas Socrate et ses amis, mais plutôt, un grand écrivain, philosophe, juriste, artiste, et tant d’autres casquettes qu’il porte d’une manière «ad hoc», pour tenter de répondre à une question existentielle :« Qu’est ce que la vie ? ». L’ultime question de l’existence, qui change d’habits, de couleurs, de sens et de consistance selon le contexte, l’espace et le temps.
Au commencement, il est juriste, un avocat, un professeur de Droit, mais aussi un grand penseur qui s’est servi de sa plume pour coucher sur papier ses cogitations profondes et ses histoires émouvantes. Après une longue et glorieuse carrière dans les méandres du monde juridique et la pratique judiciaire, il s’est consacré à la littérature : son premier amour, son terrain de prédilection, sa terre promise où les mots, les phrases, les signes de ponctuation y deviennent une sorte d’algorithme propre à lui, une pâte à modeler qu’il façonne à sa guise pour bouleverser de fond en comble la majorité de nos certitudes.
En 1989, il publie son premier livre «De miel et d’aloès», suivi par plusieurs autres chefs-d’œuvre haut de gamme, dont certains ont décroché à maintes reprises le Comar d’Or (on en cite notamment : « Jours d’adieu », Comar d’or 1996; «le paradis des femmes», Comar d’or 2006, et également finaliste du prix des cinq continents de la francophonie ; Plus récemment son roman « Les lendemains d’hier », Comar d’or 2018). Ces couronnements ne sont pas le fruit d’un hasard. D’ailleurs, dans chaque page, le lecteur partira dans une croisade divine, pour conquérir les vérités fuyantes et « la réalité qui se perd en chemin », dévoiler les sens, survivre à l’insoutenable « l’attente», et tenter de rattraper «les rendez –vous manqués».
Le temps, une énigme récurrente dans les œuvres de l’auteur.
La notion du temps, est l’un des thèmes récurrents dans ses œuvres. Le temps qui nous échappe, le temps qui nous joue des tours, le temps qu’on essaye vainement de lui courir après, de le tuer avant qu’il nous tue. Dans son roman «l’attente », publié en 2007, le temps se dilate pour un passager d’un «Vol retardé», et se rétrécit lors d’un rendez-vous entre amoureux qui ne se verront, peut-être, plus jamais. Le temps, qui ne cède jamais aux tentatives vaines de le geler, de le maîtriser, de l’anticiper ou de le devancer. Qui dit temps, dit vie : « une rivière qui s’amollit, se perd en méandres, s’épand de proche en proche…une morne crue que rien n’arrête ». Le temps, qui triomphe des nations et tracasse d’autres. Le temps de la gloire pour certains, le temps des déboires pour d’autres. Dans «l’attente », Ali Bécheur, interroge la société moderne, les politiciens arabes, et tente de trouver des justifications pour la sclérose intellectuelle, et la régression pluridisciplinaire dont on souffre aujourd’hui, après avoir laissé « dernière nous, notre modernité, un âge d’or, brocards et damas, bassins réfléchissant des dentelles de pierre, vasques où pleuvent des jets d’eau, jardins et délices. Tous ces cache-misère de la nostalgie millénaire ». Ça fait une belle lurette que le temps des fleurs est révolu, et que les lendemains n’ont plus un goût de miel, mais plutôt un goût âcre et une odeur douçâtre. Nous, les arabes, sommes consommateurs affamés de la modernité importée d’ailleurs et l’échiquier par lequel l’occident règne sur les esprits et les vies.
Quand le fils fait de son père un personnage d’un roman posthume
Ce concept énigmatique, à savoir le temps, on le retrouve également dans son dernier roman « Les lendemains d’hier ». Dans ce roman aussi, le temps est déraisonnable, « qui ne se remonte pas et ne fait que fuir éperdument ». Un récit saisissant qui vous emmène, à travers un méli-mélo de souvenirs, à une Tunisie qui frissonne au rythme des guerres mondiales et des décisions politiques, voulues mais aussi dévolues. Il retrace, sans aucun respect d’une chronologie quelconque, le portrait de son défunt père. Son père, si Omar, à l’image d’un « Bon père de famille » fantasmé par les juristes romains, réglo, laborieux, à l’image d’un Dieu grec, qui domine en silence la vie de ses idolâtres. Sauf, que cette idole n’était pas tant adorée par son propre fils, qui se trouve submergé tout au long de sa vie par le fantôme de son père. Un père distant, silencieux, se réfugiant dans le non-dit, étant leur mode d’expression, bâtissant des hautes murailles, difficilement grimpables. Un père qui jongle avec les ambitions de son fils, et hante ses jours et ses nuits. En résultat, il a mené sa vie en esquivant la domination de son père, en essayant d’être lui-même, et non pas une ombre, une copie conforme, voire un clone identique de l’inégalable, de l’indéchiffrable, si Omar.
Sa mort, déclenchait alors une myriade de scènes renaissant des cendres de l’oubli, en jaillissant comme des laves d’un volcan somnolent. A travers ce portrait mitigé du père, Ali Bécheur critique le modèle familial tunisien, arabe d’une manière plus générale, d’une société patriarcale, dont les illustrations ne nous manquent pas. Une autorité coloniale, qui domine, qui humilie et impose ses normes et un père qui dicte ses ordres et commande en douceur. Pour ainsi dire que le prépondérant est partout présent …
Les lendemains d’hier : un voyage émouvant dans les méandres de la mémoire
Au fil des souvenirs, sciemment narrés d’une manière aléatoire, pour apporter une touche de spontanéité dans le cours du récit, on revit les affres de la colonisation, mais aussi les petits bonheurs de la tolérance et de la fraternité unissant les êtres humains, en laissant de côté les différences ethniques, et les querelles civilisationnelles. En ce temps là, pendant les premières années du protectorat, les relations officielles étaient certes tendues, mais la vie sociale ne l’était pas autant puisque les juifs, les chrétiens et les musulmans vivaient ensemble, et jouissaient d’une relation «officieuse», paisible. On redécouvre dans ce roman les grandes figures de la Tunisie du vingtième siècle. Les destouriens, les néo-destouriens, leurs luttes, leurs sacrifices, et aussi leurs combats armés et désarmés pour libérer leur patrie. On y retrouve Moncef Bey, le patriote prince Othman, les martyrs Farhat Hached, Hedi Chaker, les stars des discussions acharnées « Taht e-Sour », les artistes de cette époque, ses écrivains, et les voix de l’émancipation de la femme,Taher Hadded notamment. Pour ensuite, diagnostiquer l’état des lieux de la Tunisie indépendante : l’hégémonie de Bourguiba, la dictature gantée de Ben Ali en passant par les événements sanglants du « jeudi noir », les turbulences incessantes de la vie sociale, et la tyrannie des idéologies extrémistes. L’auteur navigue subtilement d’une époque à une autre, d’une tragédie à une autre, d’une bribe de souvenirs à une autre, dans une valse romanesque avec un tempo, en permanente alternance entre le présent et le passé, voire le passé lointain remontant aux origines de ses ancêtres.
«Les lendemains d’hier», un récit pavé de souvenirs, jalonné de paradoxes, de confessions inédites, de vérités dévoilées, de secrets avoués, de codes à déchiffrer, de malentendus, «de parenthèses ouvertes dans le tissu du temps », d’amour, d’amourettes, d’aventures et de mésaventures…Un roman poignant, affirmant l’absurdité de la vie tout en affichant une volonté ferme de dénicher un sens, une vocation qui vaut la peine, en balayant les souvenirs étouffants, et en faisant «de la place pour les souvenirs futurs», pour que les lendemains vaillent le coup d’être vécus. Un auteur, qui ne cesse de nous surprendre, par son style original, ses idées repensées, et ses phrases saccadées. Un jongleur de mots, un joueur de flûte qui ensorcelle le lectorat par la musicalité de la langue et l’authenticité de son imagination…
Eslem Hadj Sassi