Le vrai mal de l’entreprise tunisienne : un système de management autocratique et non performant
Plusieurs observateurs et chercheurs considèrent que la Tunisie est bloquée à cause d’un mode de décision « top-down » et d’un système de gestion autoritaire et autocratique non seulement démotivant et inhibant la créativité mais qui s’avère aussi totalement inefficace dans le monde moderne. Mais ce mal est beaucoup plus profond que l’on puisse imaginer et de nature plus « anthropologique »…
Malheureusement, la Tunisie est victime de son système élitiste basé sur le modèle français des année 70, 80 et 90 et qui ne permet pas l’émergence d’autres schémas que ceux appris dans les grandes écoles, les écoles de commerce, etc… des schémas imaginés à une période où le monde était assez linéaire et prévisible et fondés sur les principes de planification et de conformisme, de la pensée stratégique et prévisionniste, de la centralisation du pouvoir et sur les principes de la quête de la qualité totale et de maîtrise des risques. Les principales pratiques managériales avaient pour vocation, à cette époque, de servir les intérêts des entreprises avec plus particulièrement l’optimisation de la productivité (Organisation scientifique du travail…), de la qualité (Total Quality Management…) et de la performance (Management par objectifs…). Toutes ces pratiques ont positionné les salariés dans un rôle d’exécution des prescriptions de la direction. Et malgré l’existence de certaines innovations managériales à la fin du 20ème siècle, elles ont toutes été initiées par les entreprises et instaurées sur la base du principe de « subordination unilatérale hiérarchique ».
Sauf que l’entrée dans le 21ème siècle a été marquée par une rupture sans précédent des modes de vie, que ce soit dans le domaine sociétal, économique, technologique et même environnemental. La transformation radicale des valeurs, modes de pensée et comportements observées ces dernières années, aussi bien de la part des clients que des collaborateurs, devrait inciter les dirigeants à repenser leur style de leadership, et les entreprises à réinventer leurs méthodes de management, pour la plupart devenues inadaptées à ce nouveau contexte. La pérennité des entreprises repose à présent sur leur capacité à s’aligner à cet environnement, que ce soit au niveau de leur stratégie, de leurs offres, de leurs processus mais aussi et surtout au niveau culturel et managérial. Malheureusement, et malgré une timide apparition dans nos entreprises de certaines innovations managériales centrées sur l’amélioration des conditions de travail et du bien-être des salariés (prévention des risques psychosociaux, espaces de travail, flexibilité horaire…), force est de constater que si notre société se transforme à la vitesse de l’éclair, le modèle tunisien de leadership et de management évolue à un rythme très lent avec des concepts qui tiennent toujours de l’ancien régime et maintiennent dominant ce mode de relations féodales au sein des entreprises.
D’une façon générale, il y a un vrai problème de management et de leadership en Tunisie, et les gains de productivité sont potentiellement énormes sur ce levier vu le retard d’origine culturelle qu’on a accumulé sur ce point. Les dirigeants, chefs d’entreprise, managers et leaders tunisiens doivent prendre conscience que notre monde, aujourd’hui, est devenu V.U.C.A (VICA en français : Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu) ce qui devrait déstabiliser et remettre profondément en question de nombreux fondements du management traditionnel : ces fondements qui consistent à définir une stratégie à moyen ou long terme (devenu illusoire du fait de la volatilité), à maîtriser les risques (incompatible avec l’incertitude), à s’organiser en silos et confier les décisions à l’autorité hiérarchique (risque de confier les décisions à une seule personne compte tenu de la complexité) et à adopter un mode de raisonnement manichéen, rationnel et logique (inadapté à l’ambiguïté).
De même, la plupart des cultures managériales sont incompatibles avec un environnement V.U.C.A. Par exemple : la vélocité altère le confort cher au paternalisme, l’incertitude provoque un sentiment d’impuissance et de soumission des managers directifs, la complexité malmène les leaders qui n’ont plus de modèle de réussite auquel se référer et l’ambiguïté déstabilise les bureaucrates qui ne peuvent plus se référer à un cadre logique et rationnel.
A bien y réfléchir, seule la culture « Co-responsable » intègre le monde V.U.C.A. dans ses principes.
Présenter le modèle V.U.C.A. et prendre conscience de l’inadaptation des modèles de management traditionnel, légitime la mise en œuvre de projets de transformation et d’innovation managériale dans le but d’évoluer d’une relation parent/enfant fondée sur la dépendance, la soumission et sur l’infantilisation vers une relation Adulte/Adulte basée sur la co-responsabilité, la co-construction et sur l’autonomie. Une culture managériale co-responsable permettrait aux entreprises de :
- Devenir plus agiles et réactives, pour s’adapter à la volatilité
- Etre attentives aux signaux faibles, aux tendances émergentes et se montrer plus audacieuses, plus proactives
- Miser sur l’intelligence collective, relier les réseaux d’expertises et mutualiser la diversité des talents, pour épouser la complexité
- Adopter la culture du « Test & Learn », à savoir : expérimenter et apprendre de l’expérience vécue, s’autoriser à échouer et privilégier la culture de l’atteinte du résultat à celle du respect de la règle pour faire face à l’ambiguïté.
Beaucoup de pratiques managériales innovantes peuvent être adoptées par les entreprises tunisiennes en partant des problèmes rencontrées en matière de collaboration et dont l’origine était souvent l’excès des solutions apportées par les précédentes cultures managériales, comme l’illustre le tableau suivant :
Exemples :
- on a construit l’organisation sur la logique selon laquelle il fallait définir des règles pour que tout fonctionne (c’est ce qu’on appelle la conformité), si on va trop dans la règle, on génère de la rigidité qui n’est pas faite pour évoluer dans un environnement complexe, dynamique, changeant et surtout imprévisible tel qu’on a décrit. Pour traiter cette rigidité, il faudrait développer l’agilité.
- Tant que les entreprises positionneront leurs managers dans une posture de parent (prescrire et contrôler), elles ne pourront pas avoir des collaborateurs qui se sentent « responsables » et consacreront beaucoup de temps et d’énergie à gérer des situations qui n’existeraient tout simplement pas si elles considéraient tous les acteurs de l’entreprise comme des adultes responsables.
- Les entreprises doivent s’émanciper de l’héritage de la division du travail qui freine la collaboration et génère trop souvent des dissensions.
Souvent, on parle de formation des salariés, on devrait aussi envisager « la formation des patrons en management ». Par exemple, à un moment donné un patron créateur doit savoir s’entourer et déléguer faute de quoi il risque de stagner que ce soit volontairement ou non. Ne pas savoir déléguer et ne pas vouloir confronter les différents niveaux hiérarchiques demeure malheureusement courant dans nos entreprises. Certaines personnes pensent, à tort, qu’elles sont les seuls capables de savoir et d’avoir raison…et se trompent. Pire encore, certains chefs d’entreprise en Tunisie ne se sentent pas partie prenante de la société, ignorent volontairement la dimension humaine et ne voient les gens que comme des pillons et des variables d’ajustement (la Tunisie est championne du monde de l’épuisement professionnel…triste record), leur seul souci étant de s’en mettre plein les fouilles quitte à débaucher en masse pour créer de la pseudo-valeur.
Pourtant, impliquer tous les niveaux hiérarchiques permet d’avoir un regard externe et une vision plus complète, donc potentiellement plus à même de faire évoluer l’entreprise. Un leadership intentionnel, bienveillant et permissif peut contribuer à établir une relation plus saine entre le patron et les employés. Il faut en terminer avec la vision patriarcale du patron, remplacée par celle d’un groupe de personnes qui crée de la richesse grâce à l’apport de chacun.
Par ailleurs, la réalité tunisienne illustre, également, le besoin de réaliser des recherches sociologiques afin d’approfondir certaines dimensions organisationnelles et culturelles inhérentes aussi bien aux entreprises tunisiennes (dont 84% sont familiales et représentent 70% du PIB tunisien) qu’à la culture nationale qui règne dans la société tunisienne. Ainsi, le développement de certaines théories, comme celle de l’échange social (Ferguson, Paulin et Bergeron, 2005), celle du contrat relationnel (Macneil, 1983) ou celle des organisations (Rojot, 2005) pourrait conduire à expliquer la culture transactionnelle et l’organisation autocratique qui dominent dans nos entreprises. Dans la même logique, l’approfondissement des dimensions culturelles, telles que développées par Hofstede (2001), pourrait aider à comprendre les facettes de la culture tunisienne. En effet, Hofstede (2001) présente la culture comme étant « une programmation collective de l’esprit humain » qui affecte nos modes de pensée, nos perceptions, nos modes d’action et d’organisation et nos modes de relations aux autres. Les cinq dimensions culturelles qui caractérisent un groupe, selon Hofstede (2001), sont : la distance hiérarchique qui répond à la question de l’inégalité du pouvoir, individualisme/collectivisme qui correspond au lien social, la masculinité/féminité, le contrôle de l’incertitude et l’orientation à long terme. Ces éléments psychosociologiques seront essentiels pour évaluer et expliquer le niveau d’acceptabilité par les collaborateurs tunisiens de l’autorité voire même de l’autoritarisme et mieux comprendre « leur besoin » de soumission et de dépendance.
Pour conclure, il faut urgemment passer d’un management « tunisien », fait d’autocratisme vertical et totalement contre-performant et inefficace à un management démocratique, décentralisé et permissif avec des employés étroitement associés et impliqués, donc beaucoup plus performants : un modèle où le patron peut, toutefois, se mettre au centre du dispositif, mais tout en restant accessible aux cadres responsables. L’innovation managériale doit amener les entreprises à repenser certains de leurs modèles de management et amener la fonction du manager à quitter progressivement cette logique de persuasion et de contrôle pour aller vers ce qu’on appelle « manager facilitateur » où son rôle serait de faciliter le travail de ses collaborateurs parce qu’ils sont dignes de confiance, autonomes et responsables à condition, bien entendu, qu’ils le soient via le principe de déclaration. Il s’agit principalement d’un changement dans les postures, les principes, les valeurs, et donc, dans la culture de l’entreprise.
Alors, à quand une culture managériale « co-responsable », conciliant conjointement épanouissement individuel et performance collective en Tunisie ?