L’écriture féminine en question
Dans le cadre « Des conseils de la pensée et de la créativité »
L’université de sfax, a rendu hommage à l’écriture féminine, le 19 février 2020, en organisant une conférence à la bibliothèque régionale de Sfax, à laquelle étaient invitées les grandes figures de libres penseuses et penseurs tunisiens, à savoir Pr Mahmoud Tarchouna, Pr Olfa Youssef, Pr Emna Rmili, et Pr Amel Grami. Cette conférence s’inscrit dans le cadre « des rendez-vous de la pensée et de la créativité » lancée récemment par l’Université de Sfax.
Des universitaires, des journalistes, écrivains et représentants de la société civile sont venus nombreux. Une deuxième conférence réussie au niveau de la programmation, surtout avec l’organisation d’une exposition des livres écrits par des femmes arabes et tunisiennes et une galerie de photos en hommage à des universitaires tunisiennes, qui se sont distinguées au fil de leur parcours et carrières académiques, dont six y étaient présentes, notamment :
Pr Salma Zouari : première professeur universitaire en économie et première doyenne et présidente à l’Université de Sfax
Pr Nabila Chaabouni Mezghani : première femme docteur en droit, experte internationale en matière de propriété intellectuelle.
Pr Saida Boujelben Rekik : première femme ayant obtenu un doctorat à la faculté de médecine de Sfax, première chef de service au CHU Hédi Chaker.
Pr Feriel Ammar Ellouze : première pharmacienne en 1968
Pr Ines Safi : une spécialiste en physique quantique, chercheuse connue en Europe grâce à ses théories en la matière, enseignées dans des prestigieuses universités européennes.
Pr Souad Lajmi : première femme doyenne à la Faculté de pharmacie de Monastir.
Dans l’allocution d’ouverture, l’historien Ridha Kallel a mis l’accent sur les dates phares de l’émancipation de la femme tunisienne. S’il est vrai que l’histoire de la Tunisie a été écrite par l’homme, cela n’a jamais anéanti le rôle qu’avait joué la femme au fil des siècles : La fondatrice de Carthage, Elissa, la combattante berbère Al Kahina, Saida Mannoubia et Aziza Othmena, la martyre Majida Boulila etc… Des noms qui en disent long sur la place et l’impact de la femme tunisienne dans la mise en place des piliers de l’Etat tunisien depuis l’antiquité jusqu’ à aujourd’hui. La femme tunisienne a conquit tous les domaines, toutes les spécialités, en relevant le défi et en s’imposant en tant que citoyenne active, cultivée, égale à l’homme, et en décrochant des postes prestigieux. Evidemment, leur émancipation n’était pas gratuite. Elle est l’aboutissement d’un long parcours difficile, mené tout d’abord par des hommes qui ont cru en elles, en leurs droits, en leur égalité. Tout d’abord avec Taher Hadded, l’auteur de « Notre femme dans la charia et la législation » un penseur qui a fait volte face au dogme religieux en essayant d’améliorer le statut de la femme depuis les années trente du siècle précédent. Ces écrits ont été jugés révolutionnaires à l’époque, boycottés suite aux réactions violentes qu’elles avaient suscitées. Apostat aux yeux des conservateurs, il mourra seul. Le grand combattant Habib Bourguiba lui a rendu hommage par la promulgation du Code du statut personnel, un code qui a reconnu au fil des réformes à la femme ses droits et libertés, malgré les réserves encore existantes en matière d’héritage. Une question qui enflamme jusqu’à nos jours les plateaux télévisés et divise la société eu égard à sa forte connotation religieuse..
Le particularisme de l’écriture féminine
Lors de son intervention, le Pr Mahmoud Tarchouna a soulevé la question du particularisme des écrits de la femme en essayant de répondre aux questions suivantes : Jusqu’à quel point peut-on parler d’une écriture féminine ? Existe-il vraiment une œuvre féminine qui se distingue réellement de celle réalisée par l’homme ? Dans l’affirmative, comment peut-on tracer une ligne de démarcation entre les deux ?
Pour y répondre, il faut partir du constat suivant : il ne faut pas confondre les écrits de la femme et les écrits féministes. L’écriture féminine n’est pas forcément féministe, étant donné que le féminisme suppose un certain engagement idéologique et la défense des droits de la femme. A cet égard, le féminisme implique la défense de la cause féminine, avec un style quelque peu sentimentaliste caractérisant la sensibilité de la femme, une qualité qu’on ne trouve pas chez l’écrivain homme étant donné qu’il ne peut pas se mettre à la place de la femme et exprimer ses sentiments et ses points de vue, en dépit de sa lutte pour sa libération. Cette question a été souvent une question controversée et a divisé les penseurs et les écrivains. D’ailleurs, pour ceux qui plaident pour l’existence et le particularisme de l’écriture féminine, cette sensibilité caractéristique de la femme, a offert à travers ses écrits une vision globale, voire objective du monde, vu désormais avec deux yeux, deux cœurs, et deux esprits. De même, et puisque l’histoire et la culture de la femme ne sont pas obligatoirement les mêmes que celles de l’homme, il est insoutenable que leurs styles et leurs manières de voir les choses soient identiques. Pour d’autres, ce particularisme n’est qu’une chimère, dans la mesure que nous vivons tous, hommes et femmes au même endroit, dans le même milieu et nous sommes tous hantés par les mêmes soucis. Malgré ces divergences, il semble que même la liberté de penser et d’écrire dont jouit l’homme est limitée, par d’autres contraintes autres que celles infligées à la femme.
La théorie du « genre » : des prémices de réponse ?
D’après Pr Emna Rmili, le thème peut être abordé selon un autre angle. Il n’est pas question de parler de la pertinence de la distinction entre les œuvres des femmes et celles des hommes mais plus précisément de la théorie du « genre » appliquée au domaine de la créativité. Déjà, pourquoi ces questions sont principalement posées aux femmes et non pas aux hommes ? D’après la conférencière, il s’agit bien d’une problématique commune. On doit poser la question du particularisme de l’écriture féminine aux écrivains, aux penseurs de la gent masculine aussi. En supprimant les noms des auteurs des couvertures des livres, et à bien lire leurs contenus, l’identification de l’identité de l’auteur ne dépendra pas de son sexe. Pour ainsi dire, qu’il s’agit bien d’une pseudo-problématique tant qu’on appréhende les écrits féminins avec des arrière-pensées et des préjugés.
Dans la même veine, Pr Olfa Youssef, a reposé la question autrement : Pourquoi nous n’organisons pas une conférence dédiée aux particularités de l’écriture masculine ? La réponse est évidente. Les œuvres intellectuelles féminines constituent un phénomène récent. La femme n’était pas traitée en tant qu’être humain, libre, autonome, égale à l’homme. La société arabo-musulmane ne s’est pas encore débarrassée de ses pensées arriérées en reconnaissant une égalité intégrale entre les hommes et les femmes. « L’homme demeure le prototype, la femme n’est qu’un être à la marge de ce prototype. Ainsi, ce qui n’y fait pas partie doit être étudié, analysé, décortiqué pour déterminer ses caractéristiques. Malheureusement, la société ne s’est pas encore éloignée de cette vision, la société tunisienne comprise. La conception de la théorie du genre est encore classique, alors que la question de l’identité sexuelle n’est pas toujours tributaire du corps. A titre d’exemple, les écrits de certaines femmes sont dominés par une perception masculine du monde et vice versa ». Il faut refonder le masculin et le féminin, pour que la dichotomie classique soit repensée et ensuite abolie…
Quand la femme écrit son histoire..
Pour sa part, Pr Amel Grami, l’apport majeur de l’écriture féminine concerne la réécriture de l’histoire des femmes. La femme, marginalisée pendant des siècles était écartée, évincée de la sphère culturelle. Sa contribution civilisationnelle n’était pas très accueillie ou valorisée. On ne s’intéresse pas aux œuvres de la femme avec la même considération et la même objectivité qu’on accorde aux hommes. La société n’est pas encore assez perméable à l’idée de l’égalité totale, intégrale. La femme qui écrit, se fraye un nouveau chemin dans le cours de l’histoire et met sous projecteur des expériences vitales, inspirées de son quotidien, souvent inaperçues ou bien sous-estimées par l’homme. Pour conclure, ces différences se dissiperont une fois que les notions de la citoyenneté et de l’égalité deviennent de véritables valeurs dans notre société. L’écriture féminine ne sera plus, un moyen de lutte pour imposer ces valeurs, mais pour transcrire les expériences existentielles vécues, abstraction faite de l’identité de son auteur, homme ou femme.
Islam Hadj Sassi