Le 23 janvier : journée nationale de l’abolition de l’esclavage en Tunisie
L’abolition n’est pas une loi historique ou une commémoration inoubliable mais une conscience durable
Jihen Mathlouthi
Le 23 janvier 1846 Ahmed Bey décrète la fin de l’esclavage en Tunisie qui devient le premier pays du monde arabo-musulman à défendre la cause abolitionniste. En abolissant l’esclavage, Ahmed Bey se met au diapason d’un Occident dont il pressent la menace : en 1881, la Tunisie deviendra un protectorat français. Un décret colonial de 1890 accordera aux anciens esclaves des droits économiques et familiaux, dans le droit fil de l’action réformiste amorcée par Ahmed Bey. En réalité, il faudra attendre un deuxième décret d’abolition rétablissant progressivement les victimes de l’esclavage dans leurs droits et dignité. En fait, c’est à partir du décret colonial de 1890 que les anciens esclaves ne vivront plus chez leurs « maîtres » en tant que domestiques, et connaîtront aussi certains droits économiques et familiaux. Toutefois, cette abolition est-elle vraiment définitive ? Peut-on nier l’existence des nouvelles pratiques contemporaines d’esclavages ?
Institution légale, l’esclavage est une réalité économique, humaine et sociale de notre époque. La condition juridique d’esclave a certes disparu des législations en vigueur mais pour laisser place à une réalité de fait. On ne parle plus d’esclave mais de victime d’esclavage. De nos jours, le terme “ esclavage ” recouvre diverses atteintes aux droits de l’Homme. “ A l’esclavage traditionnel et au commerce des esclaves s’ajoutent la vente d’enfants, la prostitution enfantine, la pornographie enfantine, l’exploitation de la main-d’œuvre enfantine, la mutilation sexuelle des enfants de sexe féminin, l’utilisation des enfants dans les conflits armés, la servitude pour dettes, le trafic des personnes et la vente d’organes humains, l’exploitation de la prostitution et certaines pratiques des régimes d’ apartheid et coloniaux ” , ainsi que le mariage forcé et l’exploitation par le travail, notamment dans le secteur de la domesticité, de la confection et de la restauration.
L’esclavage actuel, communément qualifié de “ moderne ” ou de “ contemporain ” se manifeste sous les formes les plus diverses sans qu’aucune ne soit réellement nouvelle. Ses principales expressions (vente, achat, exploitation sexuelle, exploitation par le travail, travail forcé, servitude pour dettes) étaient déjà connues dans l’Antiquité. Les causes, la finalité et l’origine géographique des victimes sont cependant à distinguer de l’esclavage d’autrefois. Le concept contemporain recouvre une nouvelle dimension. Les victimes de pratiques esclavagistes ne sont plus enchaînées mais vulnérabilisées par la confiscation des passeports, la violence et/ou la crainte de représailles sur leurs familles. En Europe, l’esclavage touche uniquement une certaine catégorie de travailleurs migrants. Tous les travailleurs migrants ne sont pas des esclaves ! Les formes d’exploitation des travailleurs migrants qui se rapprochent de l’esclavage, celles recensées ces dernières années, semblent s’être développées ou ont été rapportées après l’adoption de la Convention des Nations Unies de 1926 relatives à l’abolition de l’esclavage.
Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’esclavage sous toutes ses formes est encore courant en ce début de millénaire. La notion d’esclavage est restée relativement statique depuis près de deux siècles de lutte abolitionniste menée par les gouvernements et les organisations non gouvernementales. Ainsi, l’asservissement contemporain conduit à la déshumanisation, l’instrumentalisation, à la commercialisation et à la destruction sociale de l’être humain. La négation de l’homme dans les situations actuelles implique la négation de la personnalité juridique de l’individu. Les victimes d’esclavage contemporain se retrouvent hors de tout cadre juridique dans la mesure où cette négation n’est pas prévue par le droit. Le non -respect de la dignité humaine et les traitements inhumains sont les seuls concepts juridiques actuels se rapprochant le plus de cette négation. A fortiori, la négation de l’humanité est la violation par excellence de la dignité de la personne humaine.
Une nomenclature des formes d’esclavage les plus généralement reconnues à l’époque contemporaine peut être dressée assez facilement, malgré certaines divergences significatives sur le terrain, le servage, la servitude pour dette, le travail forcé et les divers trafics d’êtres humains sont des réalités importantes et parfois croissantes. Mais c’est sans doute à travers les formes les plus récentes, liées à la banalisation de la brutalité des rapports sociaux accompagnant la mondialisation néolibérale que l’on perçoit le mieux les masques du nouvel esclavage, inscrit dans des actes contractuels ou dans l’extension du travail pénitentiaire, c’est-à-dire sous un aspect ordinaire et apparemment légal. Dans son sens substantiel retenu dans cette approche, l’esclavage n’est pas mort et pourrait être en expansion dans un système dont la logique renforce à la fois le chômage et le travail non libre.
Le président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, a proclamé le 23 janvier Journée nationale de l’abolition de l’esclavage. Une décision qualifiée d’« historique » par les militants des droits de l’homme, qui le réclamaient depuis plusieurs années. Cependant, les différentes lois ou textes sont en place depuis des décennies et pourtant on parle toujours d’esclavagisme. Malgré l’abolition de l’esclavage classique, on retrouve de nos jours, un esclavage moderne pas si diffèrent de l’origine. Il se développe dans les pays pauvres mais aussi dans les pays en voie de développement ou dans les pays développés. L’esclavagisme existe sous de nombreuses formes : travail forcé, mariages forcés, exploitations sexuelles etc…Partout dans le monde, les moyens de contrôle manquent pour mettre fin à ces trafics. Les ONG ont les plus grandes difficultés pour infiltrer les organisations illégales, les particuliers qui embauchent des travailleurs asservis : c’est ce que l’on peut appeler la difficulté de la preuve. Bref, il est indispensable de lutter contre ce phénomène non par une loi historique ou une commémoration inoubliable mais par une conscience durable.