La nuit du doute , de Bechir Garbouj
Ce n’est pas le livre de la simplicité, non. Ni de l’évidence. Plutôt celui où l’on revient sur les failles, les questions demeurées sans réponses, dans les épisodes successifs de la vie. Parce qu’on a généralement renoncé à répondre, parce que c’est compliqué, et qu’au fond tout se paye. Le livre d’un bilan, d’un examen au microscope, où l’on avance à pas feutrés. Livre sans complaisance, parfois cruel. Difficile d’éviter la cruauté, si l’on tient à être lucide. Et le sens, un des sens, apparaît à la fin du récit, lorsque le père, poussé par la réflexion de l’enfant légèrement alcoolisé, croit lever son propre mystère et celui de son épouse, deux adultes qui, en fait, n’ont probablement jamais cessé d’« en découdre » avec leur enfance.
Des jours, des nuits de solitude et donc d’errance. Et, brusquement, quelque chose survient, fortuitement. Quelque chose d’étrange qui vous fait hésiter, qui à la fois vous grise et vous remplit d’amertume. Une amertume réelle qui refuse de dire son nom, qui va chercher loin, vous interrogeant sur vous-même, passé, présent et futur, vous obligeant à regarder les béances de votre vie, et à réaliser que l’impossible et l’irrattrapable sont des dimensions fondatrices de votre existence. Alors, vous vous contentez de glisser, en hésitant, dans l’ombre de vous-même, celle qui ne vous quittera pas. Oui, il y a chez Béchir Garbouj, comme une métaphysique de l’hésitation, une métaphysique de l’ombre.
Dans La Nuit du Doute, le narrateur baigne dans une brume automnale à l’intérieur de laquelle il évolue. Il est entouré de brouillard, le brouillard de sa vie. Est-ce un regret, une erreur à corriger, un tir à rectifier ? En tout cas, un pas en avant, un pas en arrière, cela semble être le rythme de sa respiration. Et la brume, le brouillard sont là, au dehors et au-dedans. Avec lui, nous entrons dans une zone mouvante où l’être et le non-être se côtoient, se touchent, négocient. Une aire floue, l’aire du possible, où l’on « marche en dehors de soi ». Ce n’est pourtant pas le règne du gris, non, car toutes les couleurs peuvent être captées et réfléchies, à travers une écriture qui sait rendre, au long des pages, les détails, les nuances et les lumières du monde. Mais on dirait que tout tient à un fil, le fil du hasard, d’une sorte de liberté première, d’une incertitude de fond où tout jugement est suspendu. A la faveur d’un rien, d’un impondérable, on dit je ou il, on prend à droite ou à gauche, à l’est ou à l’ouest, on descend ou on continue, on reste ou on s’en va, on passe de l’attente à l’accablement.
Et le lecteur est sur le point de conclure que l’indécidable et le hasard constituent, chez l’auteur, l’essentiel dans l’ordre de l’humain. Puis il sent qu’il y a, au contraire, comme une logique cachée et imparable qu’on découvre si l’on désire vraiment partager le secret des vies dont Béchir Garbouj raconte l’histoire. Lire, écrire n’étant rien d’autre qu’un désir en partage. On découvre alors le chevaleresque et le code d’honneur propres à ce gentleman noyé dans l’aléatoire, qu’est le narrateur. L’aléatoire, il ne s’y installe pas confortablement, il est plutôt traversé par lui, en permanence.
Il le contemple, à son corps défendant. Il le voit en train de l’envahir et il se met à voyager, malgré lui, dans sa beauté, son absurdité, son arbitraire: l’étincelle d’un regard bleu et noir, l’attirance d’un nom de station ou de café-restaurant…
Défilent alors les pages et défilent les rues. Rues désertes et froides de la nuit de Paris et de ses banlieues, rues de la mémoire, ancienne et récente, qu’on arpente en cherchant à remettre de l’ordre, à trouver un fil directeur qui relie les scènes de toutes ces vies remontant en surface, une à une, avec leur lot de paroles, de silences, de regards, de gestes incertains, d’émotions contenues et de grands ratages. Et en cherchant en même temps le plus de précision possible, une précision maladive qui revient sur le moindre détail pour le dire dans une fidélité absolue à un schème, un dessin, une forme qui vous habitent et qu’il n’est pas question de trahir. Le narrateur est donc toujours là à se reprendre, à vouloir modifier un mot, le remplacer par un autre afin d’être au plus près de la vérité et, dans un « tic d’écriture », à rajouter ce dernier en le mettant entre parenthèses. Mais ce n’est pas encore tout à fait ça, parce que rien n’est simple, semble-t-il… Habiter le flou et vouloir le vaincre, un des secrets de l’écriture de Béchir Garbouj ?
C’est dans cet horizon que prennent place des objets obsessionnels, pièces maîtresses de l’univers d’un écrivain : la fenêtre oblongue de la cuisine, les livres de la bibliothèque et ce qu’ils vont devenir, le miroir de Béa qui renvoie au narrateur, sous des angles changeants, les facettes de son visage et les dissonances de son histoire. Et le lecteur suit cette déambulation, forcé et fasciné. Comme s’il trouvait dans le ballottage, dans cette incertitude essentielle quelque chose qui lui parle, qui lui rappelle sa condition : un soi profond et caché que le narrateur-traducteur tente de cerner, dans un effort surdéterminé par le métier qu’il exerce. Car il est admis que dans la traduction il y a souvent une sorte de noyau irréductible qui résiste et qui engendre quelque part chez le traducteur un sentiment d’échec ou d’insatisfaction dû à une dimension interculturelle qui n’est pas facile à gérer, à des glissements qu’on a du mal à éviter, et à des transpositions qui n’évitent pas toujours la spirale des malentendus. La bataille de l’intraduisible n’est jamais tout à fait gagnée, et le traducteur est obligé de faire « un travail de deuil » quant au rêve d’une équivalence et d’une coïncidence absolues d’un texte à l’autre.
Dans ce nouveau roman de Béchir Garbouj, l’enjeu de l’écriture consiste à faire émerger d’une mémoire proche et lointaine, l’origine des chemins qu’on a pris, de tout ce qui en découle et dont l’obscurité se lève ou s’épaissit au fur et à mesure qu’on avance dans cette quête de soi à travers sa propre histoire et celle des autres.
Source: Laeders
Par Emna Belhaj Yahia