Un voyage nostalgique dans les méandres de l’histoire contemporaine de Sfax Confessions inédites de Mme Asma Baklouti (Première partie)
Descendante d’un père et d’un grand père qui aimaient lire et encourageaient leur
progéniture pour découvrir la vie et le monde, Mme Asma Baklouti, une femme
dont le parcours est loin d’être un chemin rectiligne ou un cheminement ordinaire
en termes d’expériences et de compétences, de belles rencontres, de savoir vivre et
de savoir faire, et d’une passion inégalée pour la découverte. Une femme
exceptionnelle avec une aura qui vous succombe sous le charme de sa bienveillance
et de son talent d’oratrice, de conteuse, de bon vivante et de femme tolérante,
humainement engagée, vouant sa vie pour cultiver l’art d’aimer l’autre, de
l’accepter.
D’abord, à Teniour puis à Pic ville arrivant au Quartier de Compensation. Trois
stations marquantes dans l’enfance de Mme Asma Baklouti. Une enfance jalonnée
d’aventures, d’anecdotes, de témoignages et de confidences inédites dont elle nous
a ouvertement parlé, dans un agréable voyage dans le temps, avec beaucoup
d’émotions et de nostalgie.
Le Jnén : la douceur de l’innocence
« Le cocon familial, la micro-société dans laquelle j’ai vécu en pleine nature, dans le
Borj familial était le premier cadre ayant influencé ma personnalité et ma
perception des choses .J’étais assez petite lorsque mon père a déménagé au centre
ville. Les souvenirs du Borj n’étaient pas très abondants mais ils demeurent tout de
même quelque part des souvenirs marquants. Le Borj, le Jnén, la splendeur de la
nature, la liberté dont on jouit sont encore ancrés dans ma mémoire. Là-bas, j’étais
née, j’ai précocement appris la valeur de la famille, la proximité avec l’autre. On
m’appelait Nissa, une abréviation d’Anissa, mon deuxième nom, celui que m’avait
donné ma cousine, la militante Majida Boulila. Bien qu’elle soit décédée lorsque
j’avais un an, j’avais toujours eu l’impression que je l’ai connue. D’ailleurs, on me
parlait d’elle, et avec le temps la mémoire des autres est devenue la mienne. En fait,
j’ai hérité l’amour de la découverte de la lecture de la part de la famille de mon
père, alors que mon grand père maternel était un homme très attaché à
l’agriculture, qui vivait harmonieusement en symbiose avec la terre. Et ce n’était pas
sans influence sur la femme que je suis maintenant. Une femme passionnée par la
découverte et la culture, d’abord, historienne, puis docteur et maître assistante en
géographie urbaine, et qui aime le jardinage et la nature. Je me rappelle encore des
histoires que ma grand-mère nous racontait lorsque nous nous rendions chez elle
pendant les vacances, dans sa demeure à la médina de Sfax. Comme tous les
enfants, les histoires nous enchantaient, nous emportaient vers d’autres mondes et
d’autres temps. Une évasion qui avait nourri plus tard, ma curiosité et mon désir de
découvrir d’autres villes et d’autres vies… »
Pic ville : la première rencontre avec l’autre
« A l’âge de six ans, nous avons quitté le Borj pour nous installer au centre ville de
Sfax. J’ai étudié à l’école primaire Al Fatet. Une école pour filles à Pic ville. Un
nouveau monde, de nouvelles rencontres et un autre enchantement. Ces années
passées à Pic ville pendant les années soixante, sont encore fraîches dans ma
mémoire et resplendissantes dans mon esprit. Cette transition, ce changement de
lieu m’a beaucoup impressionné. En ce temps-là, Pic ville était habitée surtout par
des européens, et de juifs notamment. J’étais émerveillée en découvrant d’autres
langues, d’autres cultes, d’autres rituels. J’avais des amies juives, je me rendais chez
elles. J’ai découvert leurs maisons, leurs habitudes, et j’ai appris la langue française.
Les juifs étaient un peu sous-estimés à l’époque, contrairement aux autres
étrangers, les français par exemple ou les italiens. Les arabes les traitaient avec
beaucoup de méfiance. Pourtant, cela n’a jamais empêché l’échange culturel entre
eux. Ils nous ont appris des choses et vice versa. Les enfants arabes, s’engageaient
chaque samedi matin pour allumer le feu pour les juifs, dans l’intention d’avoir une
galette comme récompense. On faisait ça avec enthousiasme et on s’amusait
beaucoup ! »
« L’enfance, c’est aussi Sidi Mansour. On y passait l’été. Cette mer si pure et vivante,
changeante comme le cours de la vie. Les journées étaient à son image, une marée
basse, une marée haute. On doit en profiter dans tous ses états. Sfax, n’est pas
seulement le centre ville et la médina, elle est aussi le Casino, Sidi Mansour et
d’autres plages qui ont malheureusement subi les conséquences affreuses de la
pollution et de la négligence pendant de très longues années.. »
Le Quartier de Compensation : une nouvelle approche de l’urbanité
« Ensuite, nous avons déménagé au Quartier de Compensation. Toujours au centre
ville de sfax. Une nouvelle aventure et un nouveau pas vers l’autre. Dans ce quartier
cosmopolite, j’ai appris certaines valeurs, désormais très importantes pour moi : la
tolérance et l’urbanité.
Il y avait des juifs, des chrétiens, des musulmans, des français, des italiens, des
maltais, des tunisiens. On cohabitait tous avec tant de tolérance et d’amabilité. A
chacun ses rituels et ses croyances, on se respectait et on s’acceptait sans animosité
ni mépris. Nos voisins d’en face, étaient des italiens. Une famille agréable avec
laquelle nous avions tissé des liens amicaux. Ils préparaient des plats succulents, des
bouillons, des pizzas, des gâteaux. Une gastronomie inconnue pour nous. Notre
voisine italienne nous a appris à les préparer. De même, elle aussi a appris à
concocter des plats tunisiens. Je passais les Noëls chez eux. C’étaient des journées
flamboyantes, pleines de joie et d’amusement. La diversité de cultes et des origines
étaient des facteurs d’enrichissement et d’épanouissement social, qui ne cessent de
régresser au fil des années, tout comme la notion de l’urbanité ».
« Dans le même contexte, les années que nous avons passées dans ce quartier
étaient un véritable passage de la vie rurale à la vie urbaine. Nous avons appris
l’urbanité en côtoyant des voisins différents, en vivant dans un espace collectif qui
devrait être toujours propre et sain, en adoptant des comportements sociaux
marqués d’une urbanité beaucoup plus poussée.
L’urbanité est plus qu’un savoir-vivre individuel. Elle est plutôt un savoir-vivre
collectif, un savoir-vivre avec l’autre dans les villes d’une manière générale et
particulièrement dans les centres villes. Le respect de l’être et de l’espace. Encore,
elle dépasse le comportement des habitants pour englober aussi les attitudes et les
mesures prises par les autorités municipales. D’ailleurs, la présence de cette autorité
pour guider, sensibiliser et punir le cas échéant, est indispensable pour empêcher la
consommation de la ville et du paysage urbain. A l’époque, on nous interdisait de
mettre les déchets n’importe où, ou même de verser de l’eau par le balcon.
Aujourd’hui, c’est le chaos total. Il suffit de faire une petite balade dans le centre
ville de Sfax et vous verrez un tas de bizarreries et des comportements
désagréables. Le marché parallèle, les vendeurs ambulants qui s’installent à Bab
Diwan, à Bab Jebli, devant la mosquée Sidi Elakhmi, et pas mal d’autres phénomènes
esthétiquement et socialement nuisibles. Autrement dit, la ville de Sfax, s’est peu à
peu ruralisée..»
«Il est à préciser, que le terme rural, n’est pas péjoratif dans ce contexte. Les villes
appartiennent à tout le monde. Jadis, les villes étaient fermées devant l’autre, pour
des raisons de sécurité comme dans le Moyen Age et c’est pourquoi on prenait le
soin de les encercler par des murailles. Ce n’est plus le cas maintenant: toutes les
villes tunisiennes sont pour les Tunisiens, et elles doivent être toujours ouvertes
pour l’autre, qu’il soit africain ou autre tant que tout le monde agit sainement dans
le cadre citadin. Les villes qui ne reçoivent pas l’autre périclitent. Que faire alors ?
En 2010, nous avons préparé dans le cadre d’un projet financé par la Banque
mondiale une étude sur les quartiers populaires à Sfax. En somme, il y avait quatre
vingt-deux quartiers populaires. Un chiffre énorme avec des conséquences socio-
économiques importantes. La plupart des résidents de ces quartiers étaient venues
d’autres régions, d’autres villes. En s’installant à Sfax, ils ont certainement apporté
avec eux un patrimoine culturel riche. Sauf qu’ils ne l’ont pas bien exploité, ou peut
être ils n’en savaient pas quoi faire avec. Du coup, ce patrimoine s’est étiolé au fil du
temps et ils ont perdu par conséquent un savoir-faire, qui aurait pu être très
opportun pour la ville. Malheureusement, depuis les années soixante et soixante
dix, les générations se sont succédées et ces richesses culturelles ont été substituées
par la dépendance aux métiers de la ville. En quelque sorte, cette question doit être
repensée, et il va de soi que la ville de Sfax a besoin d’une nouvelle gouvernance
afin de profiter du savoir-faire des autres, et instaurer une nouvelle culture
d’urbanité ».
Le Lycée : l’ouverture sur les arts et la ville Lumière
«Au secondaire, j’ai découvert ma passion pour le théâtre et pour les arts plus
généralement. J’étais inscrite au club de théâtre au lycée des jeunes filles (lycée
Habib Maâzoun aujourd’hui) avec beaucoup d’amis, comme l’écrivaine Khira
Chibani. J’étais une bonne oratrice et j’adorais réciter les textes sur scène. Je
fréquentais aussi le ciné-club. Le théâtre et le cinéma m’avaient ouvert une brèche
pour voir le monde dans les yeux des autres. Une ouverture sur des vies d’autrui,
d’autres temps, aussi séduisante et rafraîchissante. Ils ont nourri davantage mon
désir de voyager et d’aller plus loin à la découverte de soi et des autres villes du
monde. Heureusement, j’ai eu la chance de voyager à Paris lorsque j’étais en
cinquième année secondaire. Paris ! Que de l’émerveillement! Une autre civilisation,
des rues différentes, des palais, des femmes libres, et des gens épanouis. La belle vie
et une nouvelle dimension de l’urbanité. Les voyages nous forgent et nous libèrent
du poids de la médiocrité, développent notre mental et nous permettent de
découvrir une autre version de nous même. Une version plus sereine, plus vivante.
Et c’est ainsi qu’avait commencé mon voyage… »
A suivre
Islam Hadj Sassi