Rencontre avec Ben Youcef Abbas, BD iste algérien Interview conduite par Hédi Megdiche

Cher ami Benyoucef Abbas ;
Lors de notre rencontre au Festival International de la Bande Dessinée d’Alger (le FIBDA), en octobre dernier, j’ai été conquis par votre savoir-faire artistique, mais surtout par votre sens de l’amitié et par votre humilité. Vous faites preuve, non seulement de bienveillance, de dévouement pour la culture, mais aussi du besoin de transmettre et de vulgariser, perceptible lors des séances de dédicaces au profit d’un public féru de dessin et
d’humour.
Depuis le confinement, mes impressions de départ, ne font que se confirmer. Grâce à vos publications sur Facebook, je ne cesse de découvrir votre talent de bédéiste.
D’ailleurs, vous êtes capable de toucher, pratiquement à tous les genres du 9è Art ; allant de la bande dessinée historique, biographique, à la bd comique passant par le policier et l’aventure.
Vous avez participé à une quinzaine de magazines pour enfants, partout dans le monde arabe. Vous avez à votre actif une dizaine d’albums aux noms évocateurs, comme L’orchestre aux bananes, l’histoire de l’Algérie, Abdelmoumene le chevalier du Maghreb, Rais Hamidou, Kahina la reine des Aurès, Les grandes figures du Maghreb, Les enquêtes de l’inspecteur Adel, Learn English avec Jeha, Le PtotOmat,…
Vous êtes titulaire de plusieurs prix, notamment du 2 ème prix du concours national de bande dessinée, organisé par la Sonelgaz, en 2001, du 5 ème prix franco-belge de bande dessinée organisé par le magazine Encre noire, en 2002.
Vous avez reçu le Prix du Patrimoine, décerné par le ministère de la culture, lors du Festival International de la Bande Dessinée d’Alger, en 2015. Vous êtes costumier, comme vous avez réalisé des affiches, des illustrations pour le théâtre et pour le cinéma.
Vous êtes musicien, fondateur de l’association culturelle de la musique andalouse Ziriya El Andaloussia de la ville de Miliana.
Si vous êtes à la retraite, depuis 2017, vous êtes loin de chômer, étant vos engagements associatifs et votre activité de dessinateur infatigable.
Pour commencer notre entretien, je voudrais qu’on remonte à votre enfance et savoir d’où vient votre passion pour le dessin et la lecture ? Benyoucef Abbas : En étant très jeune à l’école primaire, j’avais déjà le don du dessin entre mes petits doigts. Comme tous les jeunes de mon époque, je dévorais les revues de BD en copiant avec mon stylo noir les personnages de Blek le roc, Zembla, Kiwi etc… Mon père insistait surtout que j’apprenne le calcul et les autres matières, mais moi, je ne cessais de griffonner en catimini sur mes cahiers de classe des petits dessins. Au lycée Mustapha Ferroukhi, j’avais eu l’opportunité d’avoir comme professeur de dessin, Monsieur Abdelkader Ferhaoui qui avait repéré ma passion pour le dessin et la peinture. Il m’avait suivi durant plusieurs années en me donnant des conseils pratiques. Or, ma première bande dessinée réalisée au lycée était avec notre professeur de français, Monsieur Michel Portal, qui m’avait chargé de faire le résumé d’un petit livre que j’avais emprunté à la bibliothèque.
Lorsque j’avais rendu le résumé, il était subjugué quand il avait vu le résumé rédigé et… illustré. Durant cette époque, j’avais découvert une autre forme de lecture, un autre médium, celui des bandes dessinées. C’étaient les magazines Pilote, Fluide glacial, À suivre, Circus à travers lesquels j’avais connu les grands maîtres de la BD comme Enki Bilal, Moebus, Druillet, Solé, Tabary et tant d’autres…
Hedi Megdiche : Selon ma propre lecture, votre dessin se veut fidèle au trait et à la ligne claire d’Hergé. Je suppose que vous entamez un long travail de documentation, de recherche avant de passer à la table de dessin. Pourriez vous nous parler de votre manière de travailler le genre biographique ou historique ?
Benyoucef Abbas : Il est vrai que mes débuts dans le monde de la BD, j y’étais très inspiré par le trait d’Hergé, de Jacobs, c’est-à-dire l’école de la ligne claire. Cela parait visible dans mon 1 er album BD L’orchestre aux bananes, paru en 1983.Quant au travail de genre biographique et historique, avant de dessiner, il est impératif pour moi de faire un profond travail de recherche documentaire soit sur le plan scénario ou graphique.
Avant l’avènement de l’internet, j’allais consulter des ouvrages au niveau des bibliothèques et même dans les musées. Une BD historique est plus difficile à réaliser qu’une simple Bd, car le rendu doit être fiable, certain et très proche de l’époque traitée H.M. : Vous vous inscrivez dans le style réaliste de l’école franco-belge, souvent fidèle à une touche orientaliste. Or, cette touche me fait sourire, car je la trouve décalée, inscrite dans la lignée d’un orient stéréotypé qui date. N’avez-vous pas l’impression que nous, maghrébins, avons tendance à édulcorer, à glorifier un peu trop nos combattants suprêmes, nos ancêtres, à les mythifier ou bien c’est le propre du médium ?
B.A. : Astérix n’est-elle pas une BD créée pour glorifier et mythifier leurs ancêtres les gaulois ? Pour moi, traiter une biographie historique algérienne ou maghrébine en BD reste avant tout un travail purement pédagogique, fait dans le but de compléter le programme scolaire d’une part et de faire connaître auprès de nos jeunes l’histoire et la valeur des hommes du passé d’autre part.
H.M. : À quel public s’adressent vos planches de fanzines, vos albums ? Sont-ils tous des œuvres de commande ?
B.A. : À part la caricature et le dessin de presse publiés dans les journaux, mes albums de BD sont destinés aux jeunes adolescents. J’ai réalisé des BD suivant mon inspiration et d’autres sur commande comme pour le cas de l’album 17 octobre 1961 qui coïncidait avec la célébration de l’évènement, ou bien les fanzines, c’est suite à la demande de l’éditeur.
H.M. : Un bédéiste peut-il vivre de ses dessins ? Ou bien dessiner ne peut être qu’une activité subsidiaire ?
B.A. : C’est rare de trouver des bédéistes qui peuvent vivre de leurs dessins. Sauf les caricaturistes qui travaillent à temps plein dans les journaux. Pour mon cas, la BD est une activité artistique subsidiaire, puisque ma vraie profession concerne la préservation du patrimoine culturel.
H.M. : De quel passé vous vous réclamez le plus ? Arabe, amazigh, andalou, anticolonial ? Comment vivez-vous cette identité plurielle, ce pluralisme culturel ?
B.A. : Je fais partie du peuple algérien qui est d’origine berbère, arabisé par l’islam puis civilisé par les andalous venus d’Espagne après la chûte de Grenade en 1492.Donc, je suis fier d’être au creux de ce brassage culturel, devenu pour moi une vraie source d’inspiration pour toutes mes productions.
H.M. : Le qualificatif d’artiste francophone vous procure-t-il une certaine fierté ? Quel rapport entretenez-vous avec la langue française, « notre butin de guerre » comme le disait
Kateb Yassine, sachant bien que l’Histoire de l’Algérie comme de la Tunisie demeure entachée de sang et marquée de douleurs ?
B.A. : Ma véritable fierté reste bien la langue maternelle qui est l’arabe. Malgré le douloureux passé colonial, notre génération a eu l’opportunité d’étudier la langue de Voltaire durant le début de la période post indépendance. En matière de bande dessinée, j’ai publié des albums dans les deux langues et même dans la langue de Shakespeare comme par exemple LearnenglishwithJeha. Actuellement, en Algérie, je confirme que les albums BD édités en langue arabe sont mieux commercialisés que ceux en français à cause du jeune lectorat
H.M. : Quel regard portez-vous sur l’œuvre de Camus, sur les travaux de Benjamin Stora, de Jacques Ferrandez, représentant l’Algérie et l’Orient ?
B.A. : Par rapport à d’autres ouvrages d’auteurs français, je pense que l’œuvre de Camus et Benjamin Stora se caractérise par une certaine objectivité dans l’écriture de l’histoire de l’Algérie. Quant à Jacques Ferrandez, maintes fois invité d’honneur au FIBDA, il a réalisé une riche collection BD Carnets d’orient où il a présenté en plusieurs cycles et d’une manière nostalgique l’histoire de l’Algérie coloniale, marquée d’une petite empreinte orientaliste.
H.M. : Ne voyez-vous pas qu’une politique éducative et culturelle d’arabisation est l’une des causes qui se cache derrière la montée de l’extrémisme religieux ?
B.A. : En tant que bilingue, je suis pour une arabisation ouverte sur la technologie loin de tout extrémisme et qui contribue aussi au développement du système éducatif et à l’épanouissement des esprits de nos enfants.
H.M. : Avez-vous pensé à une bande dessinée qui illustre la décennie noire dont l’Algérie fut victime ? Ou bien préférez-vous ne pas réveiller les vieux démons ?
B.A : Croyez-moi qu’en plein décennie noire, je prenais le risque de collaborer au journal satirique El Manchar et à d’autres titres de presse, à l’époque où la majorité des journalistes et caricaturistes étaient sur la liste noire. Il est vrai que ce thème me tient à cœur pour réaliser une BD. Un jour peut-être.
H.M. : Dans un récent entretien, notre ami LazhariLabter me confie que l’expérience algérienne en matière de bande dessinée est « unique en son genre dans le monde arabe, arabo-musulman, musulmans et africains. » Qu’est-ce qui, selon vous, fait la particularité, voire même l’exception algérienne en bande dessinée ?
B.A. :Mon ami Lazhari Labter a raison. En effet, le journal M’Quidech, considéré comme première bande dessiné algérienne, créé en 1969, était une véritable école de formation. Elle avait vu l’émergence d’un grand nombre de bédéistes talentueux tels que :
Slim, Haroun, Maz, Aider, Tenani, Zeghidour et d’autres qui ont marqué par leur aptitude artistique l’âge d’or de la BD algérienne dans les années 70. La particularité de cet art s’avère que les thèmes abordés étaient extraits du quotidien algérien et exécutés par un graphisme inspiré de l’école franco-belge, tendance en vogue à cette époque.
H.M. : Quelles étaient vos contributions à la presse de jeunesse tunisienne,
notamment Kaous Kouzah ? Pourquoi, d’après vous, ces revues ont cessé de paraître ? Y a-t-il
espoir de la relancer, grâce au numérique essentiellement ?
B.M. : À cette époque, je n’avais pas l’opportunité de collaborer à la revue tunisienne Kaous Kouzah qui avait draîné, grâce à son brillant succès, de nombreux bédéistes algériens.
Par contre, j’ai collaboré à la revue Aladin dans deux numéros seulement car cette publication a malheureusement cessé de paraitre en raison du problème de papier d’après
son éditeur. Je souhaite vivement que toutes les revues tunisiennes qu’on avait connues, comme Irfane, Kaous Kouzah, Aladin reviennent en force et renouent avec leur public.
H.M. On dit souvent que la bande dessinée est une littérature d’expression graphique.
Avez-vous eu l’idée d’adapter des œuvres littéraires en BD ?
B.A : Oui bien sûr. J’avais adapté en BD quelques extraits d’ouvrages de Guy de Maupassant, de Sherlock Holmes. Récemment, j’ai adapté en BD P’tit Omar, la révolution dans le cartable, un roman de Souhila Amirat. Cette BD a été éditée en français puis traduite en arabe, chez Ingese éditions en 2018. Je trouve que le travail d’adaptation d’une œuvre littéraire vers la bande dessinée demande un grand effort moral afin de respecter la valeur de l’œuvre. D’abord il faut savoir scénariser les textes, intégrer la personnalité de l’auteur et s’imprégner de l’ambiance du récit.
H.M. : Quelles seraient les frontières entre la bande dessinée, le dessin de presse et la caricature ? Avez-vous eu des essais en la matière ?
B.A. : En général, le dessin de presse illustre un article. Une caricature traite en un seul dessin un évènement politique ou un fait social d’une manière grotesque. Tandis que la bande dessinée est une histoire racontée en série d’images avec des bulles. J’ai pratiqué toutes ces formes de graphisme.
H.M. : Avez-vous eu des déboires avec la censure ? Vous arrive-t-il de vous vous autocensurer ?
B.A. : Pour la caricature, certes, j’ai été quelque fois censuré quand je traitais des sujets tabous, mais pour la BD, j’ai toujours travaillé à l’aise et en toute liberté.
HM. : Vos travaux de BD ont-ils franchi vos frontières dans le but d’organiser des expositions à l’étranger ?
B.A : En novembre 2016, j’étais invité par le consulat général d’Algérie à Bruxelles dans le but d’organiser une exposition de bandes dessinées suivie d’une vente dédicace de mon album sur l’histoire de l’Algérie. Cette activité avait eu un écho favorable auprès de notre communauté en Belgique.
H.M. : Vous avez été chargé de la direction de la circonscription archéologique de la wilaya d’Ain Defla, de 1986 jusqu’à 2006 et du musée de l’Emir Abdelkader de Miliana, de 2000 à 2017. Que gardez-vous de cette expérience ? Quelle vision auriez-vous d’un musée ?
Quelle serait la mission majeure d’un directeur de musée ?
B.A. : La préservation du patrimoine culturel était pour moi une bonne expérience puisque j’habite à Miliana, une ville millénaire distante d’Alger de 120 km, qui recèle un riche patrimoine archéologique. En raison de son intérêt historique, un musée a été créé dans l’ancienne manufacture d’armes de l’Emir Abdelkader, dont j’étais responsable.
Un musée, bien qu’il conserve d’anciens objets du passé entre ses murs, doit être un espace vivant où bourdonnent à longueur d’année des activités scientifiques, éducatives et culturelles. Je dirai tout simplement que la mission d’un directeur de musée s’articule autour de la conservation, la communication avec le public et l’esprit d’initiative.
H.M. : Quels liens pourrait-on établir entre archéologie et bande dessinée ?
B.A. : Votre question me fait rappeler la fameuse BD Indiana Jones de Claude Moliterni et Alessandrini Giancatio. Cette œuvre graphique, à travers ses aventures qui se déroulent dans les sites et monuments historiques, démontre qu’il y’a bien un lien étroit entre l’archéologie et la bande dessiné. Donc, je peux considérer que le 9è Art est au service
de toutes les disciplines y compris l’archéologie.
H.M. : Lors du FIBDA, j’ai été impressionné par la qualité de l’organisation, de la mobilisation de Mme Dalila Nadjem et de son équipe. Existe-t-il, en Algérie, d’autres festivals dédiés au 9è Art ? Ne serait-il pas temps de penser à un Musée de la Bande Dessinée ?
B.A. En effet, Mme Dalila Nadjem, commissaire du Festival International de la Bande Dessinée d’Alger FIBDA, créé en 2008, ne cesse de fournir des efforts considérables avec sa jeune équipe dynamique, afin d’assurer une bonne organisation, ainsi qu’une pérennité à cette grande rencontre culturelle qui draine chaque année de nombreux bédéistes de renommée mondiale. Avec le temps, le FIBDA a connu l’émergence de jeunes talents grâce aux ateliers de formation et aux concours. Il a donné également naissance à d’autres festivals nationaux comme celui de la ville de Tizi Ouzou et de Bouira.
La création d’un musée consacré à la bande dessinée en Algérie s’avère un projet très ambitieux et cela en hommage au riche patrimoine que témoigne cet art à travers les différentes générations de bédéistes. À ce titre, je proposerais que ce musée si un jour, verra le jour, sera installé à Bordj El Kifane, belle ville balnéaire dans la banlieue Est d’Alger où a eu lieu le 1 er festival international de la BD et de la caricature en 1986.
H.M. Quels sont vos projets en cours ?
B.A : Je viens d’achever un
Directeur du Festival Printemps de la Bande Dessinéee BD consacrée à l’Elémir Abdelkader, chef de la résistance algérienne et je suis en quête d’un éditeur. Aussi, je pense réaliser le 2 ème tome de mon album BD 17 octobre 1961, en hommage à Fatima Beddar, victime de cet évènement tragique survenu durant la guerre de libération nationale.
H.M. : Merci infiniment pour votre précieuse contribution à la réflexion sur la réalité et l’avenir de la bande dessinée en Algérie et en Tunisie et au plaisir de vous voir parmi nous en mars 2021 pour la 6 ème édition du Festival Printemps de la Bande Dessinée dont la thématique sera la médina et son patrimoine.
Entretien réalisé par Hedi Megdiche